Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LES HALLES MARCHANDES OÙ LA BRISE FILE
LES HALLES MARCHANDES OÙ LA BRISE FILE

LES HALLES MARCHANDES OÙ LA BRISE FILE

Carnet de Devhinn
Pièce perdue n°5. (soit la 49ème pièce)

La main levée devant moi, je me retrouve derrière un étalage de saucissons et manque de m’empaler sur un couteau électrique dépassant du plan de travail. Je me retourne en ignorant les charcuteries – dont je me fiche complètement vu ce qui vient de se passer – mais le mur en pierres irrégulier que je vois maintenant refuse de me laisser revenir en arrière.
En m’arrêtant de frapper rageusement sur la roche, je me rends compte que je ne ressens plus aucune douleur venant des coups qu’Analayann m’a offerts. En plus de cela, mes doigts passant sur ma lèvre ne détectent pas la moindre cicatrice. Je ne sais pas réellement si je suis soulagé ou déçu de ne plus souffrir les coups de l’aventurière aux yeux violets.

Parce qu’il me manque des réponses.

Il me faut ces réponses. Et ce n’est pas un saucisson fumé qui va me les donner.
Je m’extirpe du stand de charcuterie pour observer autour de moi. D’autres stands semblables s’alignent en deux rangées pour former une grande allée centrale. Au dessus, un assemblage de poutrelles et de charpentes en bois m’indique que je me trouve sous des halles médiévales. Ce genre de décor serait complet s’il y avait un dernier élément, dont l’absence se met déjà à m’inquiéter : du bruit.
Des sons, des voix. Et pourtant…
Pas de badauds discutant de la pluie et du beau temps, pas d’enfants qui pleurent pour un bout de pain, pas de vendeurs à grosses voix qui attirent les passants, pas d’oiseaux roucoulants sur les poutrelles.
Juste le vent. Une petite brise dirigée vers ma droite et faisant soulever les tissus sur les étalages.

L’endroit est trop calme. Trop pour ce que je viens de vivre. C’est trop calme, trop simple, trop inoffensif.
Je me mets à suivre le sens du vent, marchant d’abord, puis courant, impulsivement. Le silence tend à m’oppresser, c’est pourquoi je claque volontairement mes pieds sur l’allée à chacun de mes pas.
Sans trop savoir ou je vais – sinon au même endroit que le vent -, je saisis une poire sur un étalage de fruits et légumes. Étrangement, sa peau est très lisse, et elle brillerait presque sous ces halles peu éclairées par la lumière du – faux – jour. J’ose croquer dedans, et m’arrête tout de suite pour recracher les bouts de poire en plastique que j’allais avaler.
Dégoûté par ma découverte, je m’arrête un instant devant un stand d’accessoires et remarque mon sac à dos, pourtant oublié dans la pièce précédente. Intrigué, je le prends et l’ouvre. Tout y est, même la demi barre céréale que j’avais laissée tomber. Tant mieux.
Le sac sur l’épaule, je reprends le chemin du vent.
Si tout autour de moi n’est qu’une pâle copie de la réalité, ça ne m’empêche pas de poursuivre, quand bien même le goût étrange de papier plastifié stagne encore dans ma bouche. De toute façon, rien n’est réel ici, dans ce Château. Sauf les gens. Mais là il n’y a personne.
J’ai besoin de quelqu’un. Là, à mes côtés. Quelqu’un qui m’accompagnerait sur le chemin du vent. Ce ne serait pas le petit grand nain, ni Analayann, ni Eno, ni tous ces aventuriers… Je les ai abandonnés, rarement sous mon consentement, mais toujours pour de mauvaises raisons.
Qu’est devenu Eno d’ailleurs ? Je le revois dans cette étrange vision, englué sans connaissance dans la masse qu’est la Créature. S’en est-il sorti ? J’ai peu d’espoir et c’est bien triste, pour ce jeune elfe au comble de l’innocence. Je ne l’ai même pas aperçu dans la pièce précédente, ou j’ai moi-même dans une « version » différente sauté dans cette Créature.

La brise ralentit. Non, elle stagne. La faute à ce mur dont je me rapproche, qui se trouve à une dizaine de mètres devant moi. Je m’arrête pour regarder en arrière, laissant le silence emplir à nouveau tout l’espace de ce marché.
Le stand de charcuteries n’est plus qu’un petit point au loin. Je ne pensais pas avoir couru aussi longtemps, c’est comme si le vent m’avait porté. Et devant moi maintenant, ce nouveau mur. Un mur qui tranche avec l’univers moyenâgeux qui m’entoure.
C’est un mur en acier blindé, avec des bandes de contre-plaqué brillant tous les deux mètres. Et le mur s’allonge sur toute la largeur de l’allée marchande, soit une trentaine de mètres, avec des diodes incrustées dans le contre-plaqué. En bref, un mur bien trop moderne.
Irréel. Comme d’habitude. Un anachronisme non dissimulé dont l’objectif est bien sûr la confusion, le doute. La perte des repères.
La détresse.

La folie.

Doucement, je saisis une flèche dans mon carquois, et la place le long de mon arc. Puis je recule, d’un, deux, trois, quatre, cinq, six pas, histoire de me trouver à une quinzaine de mètres du mur.
Silence parfait. D’où je suis, les diodes semblent moins vives. Les toucher reviendrait à planter la flèche dans une capsule de soda.
La queue de ma flèche entre en contact avec la corde de l’arc. Mon regard balaye le mur tandis que je lève mon arme devant moi et tire sur la corde.
Maintenir. Et réfléchir. Percer la logique dans une Construction irréelle. Le point faible dans la cuirasse. Un morceau de plastique trahissant un fruit immangeable.
Je sens le vent qui va et vient à mon niveau, renvoyé par le mur d’acier. Je pivote à 180 degrés, stabilise mon arc, et tire.

La flèche file contre le vent, transperce un tissu de laine suspendu à un fil, et atterrit au stand de charcuterie. Le son de la flèche ricochant sur le métal du couteau électrique parvient à mes oreilles.

Anachronisme, touché.

Sur le mur d’acier, les diodes clignotent une fois avant de passer au vert. Puis, le mur se met à vibrer dans un bruit sourd, rompant l’irréelle monotonie des halles marchandes. Soudainement, une fraction du mur entre deux bandes de contre-plaqué s’affaisse dans le sol, et laisse voir une porte de la même conception.
Un sourire ose se dessiner sur mes lèvres, tandis que, l’arc sur l’épaule, je tourne la poignée vers une nouvelle pièce.

  Autrice : un gars… sous le pseudo « un gars… »

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