Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
L’ASCENSEUR
L’ASCENSEUR

L’ASCENSEUR

Malgré l’air enjoué – bien qu’un peu répétitif – de la musique d’ascenseur, l’ambiance est pesante. Nous grimpons les étages à un rythme atrocement lent et le liftier garde les yeux rivés sur le bout de ses chaussures usées. En l’observant mieux, j’ai du mal à me rendre compte de son âge. Il a en effet l’air d’avoir une vingtaine d’années, mais des pattes d’oies rayonnent de ses yeux gris et son regard, triste et fatigué, m’évoque celui d’un vieillard.

Je lui tourne le dos. La cabine de l’ascenseur possède une large vitre qui donne sur une cour intérieure. Je me penche à la fenêtre et profite du paysage : c’est le Château, à perte de vue, ses tours étroites, ses toits tordus, son architecture impossible. Loin en-dessous de nous, quatre plate-bandes impeccablement taillées encadrent une fontaine rutilante dont le murmure remonte jusqu’ici. Pour la première fois, je me rends compte de l’immensité de la tâche qui m’attend. Une aiguille dans une botte de foin.

Je soupire et le regard inquiet du liftier croise enfin le mien.

— Monsieur Callaghan, puis-je vous conseiller de ne pas trop regarder par la fenêtre ?
— Pourquoi ?

Il hésite

— Vous venez d’arriver. Voir trop du Château à la fois est dangereux. Il faut un temps d’acclimatation, découvrir petit à petit, pièce par pièce. Développer la tolérance de votre cerveau à l’illogique.

Je hoche la tête et me détourne avec regret de la fenêtre. Le liftier redevient silencieux et j’examine la cabine avec davantage d’attention. L’intérieur est étonnamment sobre. Deux larges miroirs face à face me renvoient mon reflet : je grimace et me penche pour m’arranger les cheveux lorsque mon regard se pose sur le panneau de commande. Un détail m’intrigue alors :

— Il n’y a qu’un seul bouton ?

Il hoche la tête.

— Cet ascenseur ne mène qu’à un seul étage.

Mon attention se porte de nouveau sur le liftier. Épinglée sur le devant de son costume, une petite étiquette m’indique son prénom : Aël.

— J’ai beaucoup de questions. Ça vous dérange si on parle de vous un instant ?
— Ça dépend de ce que vous voulez savoir.
— Est-ce que tu – je peux te tutoyer, hein ?
Il hoche la tête.
— Est-ce que tu viens de l’extérieur ou est-ce que tu as toujours vécu ici ? Comment est-ce qu’on se met au service du Château ?

Aël ouvre la bouche pour me répondre lorsque les lumières de la cabine vacillent. L’ascenseur ralentit avec un grincement horrible, continuant d’avancer par saccades brusques un moment avant de finalement s’arrêter pour de bon. Aël grimace et me tourne le dos.

— Veuillez m’excuser. Problème technique.

Il se penche pour sortir de sa chaussure un tournevis dont il se sert pour dévisser la paroi cuivrée du panneau de commande. Sa réactivité m’impressionne : a-t-il l’habitude que l’ascenseur tombe en panne ?

Un autre grincement. Aël s’interrompt et scrute le plafond de la cabine avec inquiétude.

L’ascenseur s’incline brusquement sur le côté, l’envoyant s’étaler à travers la pièce, heurtant le miroir qui éclate en milliers de morceaux. Agrippé à la barre d’appui, je en suis pas tombé. Je me penche pour l’aider à se relever mais il me repousse, livide de peur.

— Couche-toi, me siffle-il, se massant l’arrière du crâne avec une grimace.

J’ai à peine le temps d’obéir que nous sommes secoués d’un nouveau soubresaut. Ma tête cogne violemment contre la paroi de la cabine et je laisse échapper un cri de terreur. Avec un gémissement lancinant, l’ascenseur se balance de droite à gauche une dernière fois avant de se décrocher complètement.

Les lumières s’éteignent et nous chutons.

Auteur : Thomas sous le pseudo « Thomas »

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