Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA SALLE DES ARCHIVES
LA SALLE DES ARCHIVES

LA SALLE DES ARCHIVES

À l’entrée de cette nouvelle pièce, je pile net. Le lutin bibliothécaire a-t-il pris possession d’une aile entière du Château ? L’endroit où je viens de pénétrer a la forme d’un immense entrepôt, dont les rayonnages s’étendent à perte de vue. Au hasard, je m’engage dans l’un d’eux. Les écrits y regorgent, débordant des étagères. Cela ressemble à une des Bibliothèques que j’ai visitées quelquefois, sur la route qui m’a menée jusqu’ici. Mais les Bibliothèques me fascinaient pour leur organisation… je me souviens de rangées de livres similaires, soigneusement alignés, classés par catégorie, taille, époque – ou les trois en même temps, je ne sais plus. J’appréciais les contempler, elles m’apaisaient par leur harmonie, quand cet entrepôt s’apparente à un chaos sur rayonnages.

À côté d’un gros volume de parchemin se trouvent quelques feuillets dactylographiés ; juste en dessous, une imposante stèle couverte de runes ; des pages manuscrites dans tous les sens, de tous les styles, du papier chiffon aux feuilles lignées de grands carreaux. Je repère aussi des négatifs de photographies, des tableaux aux cadres éclectiques. Puis, de l’autre côté de la rangée, un ensemble sensiblement identique au contenu pourtant tout à fait opposé. Il y a même une bulle holographique dont le contenu forme une histoire si on la regarde fixement. Je cherche des repères, lettres d’alphabets, noms de sections qui pourraient m’aiguiller dans ce bardas… mais rien. Je n’identifie que des nombres, « 651-700 », « 1350-1400 ». Cela n’a pas de sens.

Je traverse ainsi plusieurs rayonnages, dont le contenu ne permet pas de dissiper ma perplexité, avant de découvrir un tableau en liège qui, comme tout ici, s’étend à perte de vue. De longs rouleaux y sont épinglés. « Pièces les plus colorées », « Entités du demi étage A9.201, aile ténèbres », « Explorateurs vétérans (à éliminer au plus vite) », « Trésors volés »…

La lecture de ces listes me plonge dans un immense malaise. Je devrais me sentir rassurée de lire d’autres noms qui ressemblent aux miens, de me dire que je ne suis pas seule dans ce dédale… mais au contraire, ces énumérations font naître en moi une sourde angoisse.

Je suis terrifiée.

Et si mon nom se trouvait sur l’une de ces listes ? Qui ici nous traque, qui nous observe ?

Serait-ce… la mémoire du Château ? Ou suis-je dans le quartier général de ses moines copistes ? Ça ne m’étonnerait même pas qu’il ait réduit une espèce en esclavage et l’ait mise au défi d’archiver une description complète de sa géographie.

Cette vision devenue insoutenable, je m’éloigne, prends une allée au hasard, tourne deux fois à gauche, une à droite… je passe même sous un rayonnage et saute au dessus d’un meuble à demi effondré. À force de course-poursuites dans ces pièces interminables, j’ai développé quelques techniques pour fuir mes ennemis !

Mais, trop occupée par le tableau de liège, je ne remarque pas l’apparition d’un grondement. Des vibrations parcourent le sol, comme des fourmis sur la plante de mes pieds. À mesure que j’avance, je le sens se réchauffer et distingue une lueur derrière un rayonnage. Je me poste au coin de l’étagère et risque un regard de l’autre côté.

Ce n’est pas un dragon… mais une immense machine grisâtre. A son sommet, une plaque lumineuse s’anime toute seule. L’engin ronronne, se dandine et vomit continuellement des matériaux d’écriture – stèles, papyri, feuilles à carreaux – et des planches d’étagères. Le voici, le lieu de travail des êtres asservis par le Château pour flatter son ego !

Malgré le délice du sol tiède, je me mets sur la pointe des pieds pour l’approcher. On n’est jamais trop prudent. Comment entrer en interaction avec elle ? Je tente de glisser mon doigt dans l’antre béante d’où sortent les documents… et elle m’aspire aussitôt.

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