Shvimwa, Xaviir, Plitza
Ma souffrance avait un objectif. Ma douleur me donnait un but. Toutes les traîtrises étaient les piques aux bouts des armes que j’aiguisais au contact du monde.
Ce monde qui, chaque fois qu’il m’effleure, me soutire un peu plus à la vie, vient de m’apprendre, trop tard, que je m’étais trompé.
J’ai pleuré en vain.
Le souffle court, je m’apprêtais quelques secondes auparavant à tomber dans les bras de ma sœur. Maintenant, je suis prête à tomber si personne ne viens me soutenir. Mais personne ne viendra.
La seule personne qui se trouve en face de moi aborde un sourire démentiel en caressant d’une lame la joue de ma petite sœur.
Ma toute petite sœur qui est écartelée au mur entre des fers lourds. Ma Plitza adorée qui hurle de ses yeux aveuglés par les larmes. Une pauvre étrangère que je ne connais plus.
Un corps, mais quel corps ! Une loque recroquevillée sur elle-même, un cadavre animé par une forte volonté.
Un squelette décharné qui se vide de son sang sur un sol hostile devant le rire fou d’un absurde personnage.
Je pourrais crier, mais la sidération la plus totale broie mon cœur déjà fragile. Je pourrais la défendre mais je reste sans bouger. Mon corps, soudain, n’est plus à moi. Mes membres sont cotonneux et, l’estomac au bord des lèvres, je tombe.
Je tombe du promontoire qui était ma fierté. Je tombe dans le précipice du désespoir, tandis que celle que je ne peux plus sauver arrête de respirer.
Dans un élan je me jette à son chevet. Est-elle morte ?
Ses bras pendouillent, sans vie, ses yeux se voilent et s’éteignent, et un filet de bave remonte entre ses lèvres. Est-ce ça, ma sœur ? Celle que j’ai cherché si longtemps en mon cœur est une simple poupée qui se brise et puis meurt ?
Pas un sanglot à ravaler, pas un hoquet à dissimuler. Tout mon être se glace et se fend à jamais.
Je n’aurais pas dû oublier qu’elle n’était pas morte seule. Je n’aurais pas dû oublier que moi-même, quand j’étais arrivé, j’avais vu un malade tenter de la soigner de ses malhabiles.
Ou était-ce la Mort qui déjà l’emportait ?
Il est là, quand je me retourne.
De grands yeux fous qui tourbillonnent et me happent avec eux. D’immenses doigts fins et lestes qui pianotent sur ses longues jambes creuses. Les os qui saillent rappellent sa maigreur qui me terrifie dans un accès de peur.
La tête de côté, il me regarde longtemps.
Nous nous observons. Pas un mot, pas un geste. Un silence funeste autour du dernier souffle d’une morte absente.
Macabres, ses cheveux maigrelets et rares s’agitent au grès d’un vent qui n’existerait pas si…
Je me tourne : la porte est ouverte.
Dans un bref sursaut, je me retourne : il n’est plus là.
Apparition funèbre ? Hallucination absurde ?
Je cours au chevet de ma sœur éplorée. Vit-elle ?
Rien n’est moins sûr.
La bave s’est muée en sang qui craquelle sur son beau visage d’ange. Ses iris violets sont désormais vitreux et une étrange convulsion la traverse.
Je ne veux pas la croire morte.
Pourtant quand je me relève, quand je vois la nuit moite qui apaise les Hommes, quand je vois mes larmes se refléter dans la lune…
Ah que je voudrais que cette vie ne soit qu’un rêve !
Car oui, je rêve de l’Oubli et du Néant, je rêve de l’immortelle seconde qui se révèle à moi pour faire durer le Temps. Je rêve de l’instant parfait où au passé plus rien n’importe.
Je rêve qu’elle vit encore.
Je divague dans les cruels ténèbres quand retentit un immonde raclement.
J’ouvre les yeux que j’avais, sans le savoir, fermés.
Il est là. Éclairé par une lumière divine, se laideur resplendit dans l’auréole que lui offre le soleil. Il serait beau s’il ne suintait pas la haine.
Ses yeux – comme ils sont étranges ! – se rentrent dans leur orbite et se tournent en vain.
Il est aveugle.
– Tu vas devoir mourir, tu le sais ?
Son sourire démonique me prouve qu’il connaît ma présence. L’homme, ou l’animal, je ne sais plus vraiment, a un rictus malsain et, d’une flexion du poignet, découvre les lames dont ses doigts sont ornés.
Une poigne de fer.
Il me saisit la gorge et me tourne vers lui, enserrant ma nuque de sa poigne de fer.
– Tu crois que je ne sais pas qui tu es ? Ou… Peut-être te crois-tu trop importante pour mourir !
Je comprends alors l’étendue de son regard fourbe : dans un dernier élan il me semble amical.
– Tu te penses supérieure, folle orgueilleuse, comme ta sœur l’était !
Je me détrompe, il n’a rien d’amical. Il a tué ma sœur et me tuera aussi.
J’ai peur.
Je frissonne en lisant en lui le désir de mort. Je connais sa posture, il a aimé le sang jusqu’à vivre par et pour lui ! Tueur par plaisir, il aime la douleur et la souffrance de ses pauvres victimes.
Je ne crierais point. Il pourra bien voir ma peine éternelle, je ne lui offrirais pas mes sanglots comme un présent d’adieux.
Il n’aura rien de moi.
– Petite prétentieuse, sache que sa seule parole a été pour toi. Mais elle n’a pas vécu grâce à toi !
Son sourire sardonique me défie de craquer. Ton son corps est tendu dans l’attente d’une larme. Une seule, et j’aurais perdu.
Mais… j’ai déjà perdu. Je le vois dans son contact compatissant envers la sœur éplorée. J’ai perdu l’espoir et lui ne pourra jamais me faire aussi mal que cette perte.
J’ai perdu mais ce n’est pas lui qui a gagné.
Alors je m’arme de mon mutisme pour me protéger.
– Tu n’as rien à me dire ? C’est moi qui l’ai tuée ! C’est moi ! Tu ne m’en veux pas ?
Non, il ne gagnera pas. Même son ton suppliant ne m’autorise pas à lui crier ma haine. Le silence vaincra face à la mort.
-Très bien, si tu veux jouer… Moi je veux juste de gagner. Et tu as déjà perdu.
Je le sais très bien que j’ai perdu ! Je l’ai perdue ! Tais-toi, vil monstre qui perverti son souvenir ! Tais-toi ! Ferme ta bouche puante, clos tes yeux mesquins et… tais toi. Pitié…
– Eh bien continue à ne pas me répondre. Moi… je vais te raconter comment elle est morte.
Oh non… Tu n’avais pas le droit… Je ne veux pas écouter… Monstre !
– Tais-toi !
– Oh… La pauvre petite enfant qui pleure sa sœur morte… Comme c’est touchant !
Je me lève. Je n’ai pas pu résister. Pardon, Plitza, de l’avoir laisser gâcher nos adieux.
– Vous l’avez tuée. Et je… Je vais vous tuer aussi.
– Ah oui ? Avec l’aide de ton frère, peut-être ?
– Tu… Vous le connaissez ? Où est-il ? Est-ce qu’il souffre ?
– Souffrir ? Pourquoi ?
– Eh bien… Il est prisonnier, non ?
– Prisonnier ? Laisse-moi rire. Il est le plus fidèle des fidèles !
– N’insulte pas mes souvenirs ! Plitza et Orgonn ont été les meilleurs frères et sœurs du monde, et rien ni personne ne me séparera d’eux.
– Très bien.
Un silence…
– En fait je m’en fous. Je disais donc, tu vas mourir !
– Que ?
Il se jette sur moi et je trébuche sur le corps de ma sœur. Là, et seulement là, j’hurle.
J’ai peur. Ses longs doigts fourchus enserrent ma gorge et m’étranglent. Je me débats et me convulse comme je peux, mais sa poigne me contraint. A l’aide !
Je finis par me dégager de son étreinte glacée et sors un sabre léger. Étonné, il incline la tête et couvre son corps d’écailles tranchantes. Mais… Qu’est-il ? Plongeant sa main dans le sol, il en retire un katana gravé et entame une danse macabre.
Virevoltant à travers la pièce, invisible à mes yeux, il saute et rebondit autour de moi, se rapprochant encore et encore. Je suis perdue dans ses mouvements soudains, quand sa lame effleure ma nuque.
Il se cache ? Je ne le laisserai pas faire.
Bondissant vers lui, j’engage le contact pour tenter de survivre à sa folie destructrice.
Sa lame est un pinceau de maître qui zèbre mon corps sans se laisser attraper. Tandis que je recule sans cesse, il surgit, sur ma droite, sur ma gauche, par-derrière, m’égratigne et s’efface.
Je ne suis pas un jouet ! Finissons-en !
Je fais tourbillonner mon sabre pour l’empêcher d’avancer et il s’arrête, enfin, en face de moi.
– Alors, on ne veut plus jouer ?
Sur ces mots, il laisse une ouverture, délibérée, dans sa garde. Que croit-il ? Que je vais me laisser prendre à son piège ? Je recule pour étudier sa garde… et heurte le mur.
Je suis bloquée.
Il s’avance, le sourire aux lèvres.
Je me jette vers lui, le sabre levé, prête à l’abattre sur sa tête difforme. D’un geste, il bloque mon poignet, le tort dans mon dos et me mets au sol.
Le voilà pris d’un accès de fureur : il me roue de coups, ni ma tête ni mes pieds n’y échappe.
Je saigne du nez, au bras, et une estafilade me barre le ventre.
Le sang bourdonne à mes tempes et, d’un coup, le silence !
Je me tourne. Péniblement. A travers un voile obscur, je distingue sa silhouette affalée contre un mur et, une autre, par-dessus moi. Elle me fait de larges signes.
Je n’entends rien et pourtant sa bouche se tord en de nombreuses grimaces.
– Qui ? …
Une main passe dans mes cheveux et, ainsi prostrée sur le sol, je me sens en sécurité. Un halo de lumière nous entoure, la silhouette et moi, et un message résonne à mes oreilles.
Un rendez-vous du Château.
Auteur : Shvimwa, sous le pseudo « Shvimwa »