Mes ailes me transportent sans difficulté à travers la porte, ce que mes pieds n’auraient pas fait. Mes pieds se seraient arrêter, mes genoux auraient tremblés et je serais tombée sous mon poids, anéantissant toutes les chances de survie de ma petite sœur.
Mais mes ailes sont fortes et puissantes et me portent sans encombre à travers la baie vitrée, ne vasillant pas un seul instant.
Et là, soulagement. Une infirmerie. Mon corps se remet à battre à petits coups. Même mes ailes battent un peu plus vite. Une infirmière en blouse blanche attend à l’accueil. Elle jette un coup d’œil à mon visage livide puis à celui de Miri, pâle comme de la neige.
Nom ?
Sarale. Elle s’appelle Miri Ashryver.
Âge ?
12.
Est-elle allergique à des médicaments ?
Non !
Je suis à deux doigts de perdre mon contrôle/ sang-froid. On s’en fout de ses informations personnelles ! Elle a besoin d’être soignée, bon sang de bon soir ! Même le roi des c*** comprendrai !
Que lui est-il arrivé ?
Je. Ne. Sais. Pas !
Posez-la sur le brancard. On va s’en occuper tout de suite.
Je m’empresse d’obéir. L’infirmière la recouvre d’un drap blanc. Les yeux de Miri sont clos. Elle semble faire de beaux rêves.
Un docteur arrive pour l’emporter. Il lui lance un coup d’œil avant de lancer :
Salle d’opération n⁰6. J’aurais besoin de l’équipe de garde. Appelez-les immédiatement.
Je sursaute. Cette voix… c’est le savant fou ! Celui qui m’a injecté je-ne-sais-quoi avant que je ne croise Miri pour la première fois ! Et… il va soigner ma sœur ?
Ne vous inquiétez pas, mademoiselle. Le docteur Delattre* est très compétent. Il est réputé dans son milieu.
Et Miri disparait. Encore une fois. J’ai l’impression de jouer au chat et à la souris. Emportée sur son brancard, un masque à oxygène sur le visage, elle part avec le docteur Delattre. Drôle de nom. Les roues du brancard résonnent jusqu’à l’accueil, accompagnée d’un bip-bip-bip affolé et de cris. Je n’arrive pas à distinguer de paroles. Mes pas se lancent à la poursuite de Miri mais une autre infirmière m’arrête :
Vous n’avez pas le droit de passer derrière ce point, mademoiselle. C’est réservé au personnel.
Mais c’est ma sœur !
Raison de plus. Vous ne ferriez que gêner le personnel hospitalier.
Arg ! Un cri de frustration sort de mes lèvres. En l’espace de quelques secondes, je libère toutes mes émotions jusqu’à ce qu’il n’en reste que quelques-unes, distinctes et pourtant liées entre elles. Je m’assois sur un banc.
J’éprouve… du soulagement. Je suis soulagée d’avoir retrouvée ma petite sœur, ma Miri, soulagée de la voir encore vivante. Et j’ai peur. Peur qu’elle me soit reprise, peur renforcée par le sang qui dégouline maintenant de mes doigts et qui colle à mes vêtements, peur qu’elle meurt, devant moi, sous mes yeux, sans que je ne puisse rien faire, en étant incapable d’agir. Mais cette peur est surpassée par un sentiment de culpabilité : j’ai failli. Je n’ai pas su protéger ma sœur de ce Château, je n’ai pas su rester avec elle, je n’étais pas là quand elle avait besoin de moi. Je n’étais pas là. Je n’étais pas auprès d’elle. Je n’aurais pas dû la quitter des yeux une seule seconde, j’aurais dû savoir où elle était, j’aurais dû l’empêcher de se battre. Elle est trop jeune pour affronter tout cela. J’aurais dû la protéger de ce Château qui détruit tout. Je devais la protéger. J’aurais dû la mettre en garde. C’est mon devoir. Elle qui avait toujours un sourire à donner, de l’enthousiasme à partager, elle si rieuse, une blague sur le bout des lèvres à chaque instants. J’aurais dû faire quelque chose. N’importe quoi. Il est trop tard maintenant. Elle ne rira plus jamais, ne reverra pas le soleil, ni le bois sur la colline, ni les arbres enneigés. Elle ne verra plus. Et c’est de ma faute. Entièrement de ma faute. Je l’ai privé de sa vie et de son innocence. Je l’ai abandonnée. A cause de cela, elle est à deux doigts de la mort, seulement relié à la vie par un mince fil qui pourrait se briser n’importe quand.
Mes pensées s’envolent. Je ne sais plus ce que je crois. Mes paupières se ferment.
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Moment de solitude. Instant éphémère où le temps ne semble que mirage. Murmures dans le vent. Panique adoucie par le souffle léger de la brume. Espoir anéanti par un nuage de grêle. Chanson aux mots tristes ; mélancolie imprévisible. Les chants joyeux, les airs de fêtes ont disparus il y a longtemps. Une supplique funèbre les a remplacés, envahissant monts et vallées. Des nuages sombres emplissent le ciel, cachant le soleil aux yeux des villageois. Une odeur de mort plane, invisible, dans les ruelles.
L’estrade est dressée sur la place du village, un fin plancher de bois. Dessus, une table. Sur la table, une urne : un bol recourbé sur lui-même, telles les jars qui servaient autrefois à transporter le vin par voies maritimes de Crête à Athènes, avec une anse en terre cuite, peinte couleur ocre, couleur pourpre, couleur sang. Dans l’urne, des papiers. Blancs, bruns, jaunes sales, usés par le temps, achetés hier, fins, épais, de piètre qualité ou non, brouillon, froissés ou lisses. Et, inscrit sur ces papiers, des noms. Tous les noms des fillettes et des jeunes filles. Aucune n’a été oubliée. Toutes sont là, au premier rang.
Tirage au sort, murmure-t-on avec crainte. Les mots sont repris uns à un, jusqu’à ce que le village soit rassemblé devant l’estrade. Les mains se joignent, les maris enlacent leurs femmes, les larmes perlent aux paupières, les visages sont inquiets. Les plus petits crient : « Maman ! Maman ! Qu’est-ce qui se passe ? Maman ? » Leurs questions restent sans réponses ; les adultes sont trop préoccupés pour lancer autre chose qu’un « Chut ! » furieux.
Les enfants regardent autour d’eux, cherchant quelqu’un, un ami, un grand frère, une cousine, pour leur expliquer. Leurs yeux tombent sur deux adolescents qui descendent la colline. Ils se lancent un regard complice, puis, ensemble, courent à leur rencontre en leur faisant de grands signes de bras. « Saralé ! Saralé ! Carlos ! » hurlent-ils. Carlos et Saralé lèvent la tête et leur lancent un regard amusé, puis, d’un commun accord, s’arrêtent et s’assoient par terre, dans l’herbe humidifiée par la buée du matin. Les enfants se rassemblent en demi-cercle autour d’eux.
Saralé, lance une petite voix, un peu plus courageuse que les autres, pourquoi qui y’a des planches de bois sur la place ? Pourquoi qu’les adultes i’ sont pas gentils ? Dis ? »
Saralé et Carl se lancent un regard. Dans leurs yeux, milles conversations se jouent, un dialogue incessant, des scènes déjà vécues, des soupirs. Et puis une entente. Connivence.
Je vais vous raconter une histoire. Elle s’est passé il y a bien longtemps, commence Sarale. Il y a plus de trois cent ans, pour être exact, dans des contrés lointaines où vivaient milles animaux fantastiques et extraordinaires, il y avait un petit village perdu au milieu des bois, sur les rives d’une rivière. La rivière gelait tous les hivers, et tous les hivers, les petits garçons et petites filles comme vous allaient patiner sur la glace…
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Autrice : Enfant des mers, sous le pseudo « Enfant des mers »