Carnet de Devhinn.
Pièce perdue n°2.
La porte en bois se referme d’elle-même dans mon dos.
Je passe la main négligemment sur mon bras droit, où se trouve la rune : ϔאּטּϠ
Devant moi, il n’y a presque rien. Seulement un cercle noir au sol, qui semble avoir été dessiné avec des cendres, il y a assez longtemps maintenant. Ce cercle est au milieu de la pièce, et en son centre il y a une enveloppe rouge sang. Je m’avance et la prend avec précaution, ne suspectant pas quelque chose de dangereux . Je me sers d’une flèche de mon carquois comme coupe-papier, et découvre à l’intérieur de l’enveloppe une pièce rouge foncé, qui luit un peu. Au premier abord, elle me fait évidemment penser à la pièce d’or que j’ai perdue il y a peu, mais lorsque je l’ai sortie de l’enveloppe, ma vue s’est brouillée. Au milieu du cercle de suie, je sens que mes pieds sont comme bloqués au sol. Puis je la vois.
Elle a approximativement 18 ans. Les cheveux noirs, yeux violets, pieds nus. Et je la reconnais. C’est une aventurière que j’ai vue au rassemblement. Analayann, je crois. Je la vois à quelques mètres.
Mes pieds se débloquent. Cette Analayann n’est pas là. Sans rien laisser paraître, je range la pièce dans ma poche de jean et avance un peu.
Hé !
Ce mot, qui paraît crié mais que j’entends comme un murmure. Je fronce les sourcils, me doutant que cette voix est celle de la fille aux yeux violets.
Je marche dans la direction où elle avait l’air de se trouver quand je l’ai vue en vision. Un pas.
Deux.
Trois.
Quatre.
Cinq.
Six.
À ce moment, un frisson me parcourt, et le temps a l’air de s’arrêter. La pièce rouge pèse une tonne dans ma poche, et je ne peux à nouveau plus bouger.
Je ne sais pas comment je le sais, mais je vois une vision de l’avenir. Pas le mien, celui d’Annalayan. C’est un décor en noir et blanc, mais je reconnais tout de suite la Créature en arrière-plan. La fille aux yeux violets est en train de monter des escaliers en se cramponnant à la barre, aidée par une ombre. Je crois qu’elle s’appelle Ombre, preuve de la même originalité que moi. Je n’entends pas ce qu’elles peuvent être en train de dire, mais j’ai distinctement entendu le grincement strident de la barre de l’escalier lorsqu’elle a échappé des mains d’Annalayan. Un tentacule visqueux vient les happer, et les deux compagnes sont entraînées dans la Créature. Plus loin à l’intérieur de ce monstre infâme, je discerne une forme humaine, crispée sur un petit arc. Eno.
La vision s’arrête, je suis débloqué à nouveau, et ne me laisse tomber sur le genoux, aussi épuisé que si j’avais couru un marathon. Je me couche sur le sol dur, et regarde le plafond crasseux. Après quelques minutes sans ne plus penser à rien, je sors la pièce rouge de ma poche. D’un côté, il y a marqué « 41cent », de l’autre, un visage que je ne connais pas est représenté.
Je me relève en récupérant mon arc, et, en levant la tête, je vois un panache de fumée émerger du cercle de cendres. Une fois dissipé, j’observe un homme. Manteau noir, chaussures noires, cheveux noirs. Il lève la tête lui aussi, et dit :
– Tu as vu ? C’est triste hein…
– Vous êtes qui ?, dis-je sur la défensive.
– Il te suffit de regarder, lança-t-il, énigmatique.
Et à ces mots, il me montra son bras droit : ϔאּטּϠ
La même marque que moi. La même rune elfique au fer rouge, placée par l’elfe du Temps pour symboliser notre deuxième vie, immortelle. Cet homme est le Château. Je n’arrive pas à retenir un court rictus de dégoût.
– Alors on est pas content de retrouver un confrère ?, dit-il d’un ton faussement compatissant. Eh oui, je sais tout de toi. Toi qui est mort glorieusement, ou dirais-je plutôt ridiculeusement, en tentant de te rebeller dans ta première vie. Toi qui a été ressuscité par cet idiot d’elfe du Temps dans l’unique but de l’amuser. Toi qui a tué tant d’innocents et menti à tant de…
– Stop !, cris-je.
Il essaie de me pousser à la violence, comme la dernière fois. Et ça avait marché, mais pas cette fois, ça non. Je dois me concentrer. Il va certainement me faire croire à des mensonges maintenant.
– Comment êtes vous parti après le rassemblement ? Émérence vous avait pris dans ses bras, et…
– Et ? Elle vous a tous menti, une fois de plus, affirme-t-il. Elle se serait bien gardé de vous dire qu’elle m’a laissé repartir. Les mensonges, toujours les mensonges… Nous n’avons peut-être pas emprunté le même chemin toi et moi, mais nous deux connaissons la valeur de la vérité. Qui sait, nos chemins pourraient se croiser à nouveau…
– Même pas en rêve, je lâche spontanément.
– Malheureusement pour toi, je crois que tu n’as pas vraiment le choix, dit-il en sortant les mains de ses poches. Je vais te proposer quelque chose de très simple.
Un silence pesant s’abat. Ma vision d’Annalayan semble déjà bien lointaine. Le Château allume une boule de feu dans sa main gauche.
– Rejoins moi. Ou meurs.
Sans réfléchir, je réponds du tac au tac :
– Tu ne sais pas comment me tuer…
– Je t’ai dit que je savais tout sur toi. Ai-je jamais manqué à ma parole ?
Un flot de pensées parcourt ma tête. Non, il n’a jamais manqué à sa parole. Malheureusement.
L’air déconfit, je pose un genoux à terre. Le Château, l’air satisfait, éteint sa flamme et dit :
– Et maintenant jure. Tu sais déjà quoi dire.
Mon cœur bat à tout rompre, et j’ai l’impression que tout mon sang circule à une vitesse phénoménale. Sûr de moi, je dis :
– Je jure… Que dalle !
Je saisis une flèche du carquois dans mon dos et l’utilise pour faucher le Château. Il tombe sur le dos, et grimace. J’empoigne la flèche et la place au dessus de lui, pointe vers son thorax. Je suis à deux centimètres à peine de son corps, et reste bloqué là. Je crie :
– Je ne tuerai plus personne en ton nom ! Jamais !
– Dommage, fait-il, mais je n’en ai pas fini.
Et il se volatilise, laissant tomber un petit nuage de cendres. La respiration forte, je laisse tomber la flèche dans un tintement sourd, et m’écroule sur le côté. Et je tombe.
Auteur : un gars…, sous le pseudo « Un gars… »