Safran as Safran
Après tout ce que j’ai vu, oserai-je, une fois de plus, pousser la porte ? Oserai-je sentir la rouille du loquet sous ma paume moite, oserai-je m’arc-bouter contre le bois de la porte, oserai-je manquer un battement quand j’entendrai le cliquetis métallique de la serrure qu’on déverrouille ?
La saveur de l’aventure, la curiosité qui me taraude et le sentiment que je regretterai sont plus fort que la peur qui étend ses fils sur moi, imperceptiblement, qui ne se fera sentir qu’à la fin. Je redoute plus que je n’ai peur. Alors, je ferme les yeux. Je redeviens une petite fille qui a fait un cauchemars et qui se cache dans ses draps avec la conviction que puisqu’elle ne voit rien, le monstre non plus ne verra rien. N’est-ce pas ?
Un pas. Un petit pas, un pas timide et hésitant. Mais un pas tout de même. A petits pas je m’avance. Je ne sens rien, je ne vois rien, je n’entends rien. Alors je palpe, je touche, mes doigts explorent la pièce. Un tissu. Rugueux, irritant sur la paume. De la corde, tressée finement, sur plusieurs mètres en haut et sur le côté.
Mes yeux sont bien fermés.
Tiens, ça change… Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Ça mord ! Ça brûle ! Feu ? Dents pointues ? Attendez… Il y a un bruit, infime, que je n’aurais pas entendu avec les yeux ouverts. Un bruit minuscule, une goutte qui roule sur le mur et qui tombe sur le sol. De l’eau. De la glace qui fond, doucement, depuis des millénaires sans doute. Un peu de glace brûlante. Je poursuis mon exploration.
Mes doigts rencontrent une surface lisse. C’est très doux, cela procure de petits frissons d’électricité statique. Un petit mouvement et la texture ondule. Du satin ? De la soie ? En tous cas, il n’y en a pas beaucoup. Une parcelle de la largeur de mon visage. Mes yeux restent fermés, je ne les ouvrirai pas. Pourtant cette pièce ne me semble pas menaçante. Il n’y a aucun bruit, mais cela lui confère un côté solennel, serein.
Soudain, ma paume plongée dans un liquide visqueux. Ça colle ! Je tire de toutes mes forces pour sortir ma main de cette poix, qui durcit peu à peu. Pas de panique, je respire et recommence jusqu’à sortir chaque doigt. Les pulsions de mon coeur, qui avaient accéléré, reprennent peu à peu leur rythme. Je compte lentement jusqu’à cinq, et je recommence.
Après trente-cinq inspirations et autant d’expirations, je touche ma main. Elle est prise dans une gangue poussiéreuse, pareille à de la boue. Ce n’est rien, tout va bien. Je continue.
Un coin. Un coin de mur, de la pierre, de la bonne pierre froide et pleine d’aspérités, qui s’étend sur plusieurs mètres. Alors je touche plus haut, et je sens les épines d’une plante ou d’un buisson égratigner ma main. Je l’enlève immédiatement, les infimes coupures saignent un peu. Qu’à cela ne tienne, il y a sûrement une porte ! J’ai très envie d’ouvrir les yeux. Un peu de lumière éclaire ma rétine, mes paupières sont mi-closes… Mais je les referme. Un peu de volonté ! Cette porte, je la trouverai. En la palpant. Mes mains me lancent un peu, et je cherche un peu d’eau pour nettoyer mes griffures. Le pan de glace est loin, et je ne sens rien d’autre que la pierre.
La pierre ? Non, à présent c’est du métal, un peu de métal à la surface irrégulière. Cela sent fort, mais ce n’est pas du fer, j’en suis sûre. Un peu de cuivre ? Ou des matériaux nobles – un lingot d’or, de l’argent ? De l’étain, un peu de bronze ou un alliage ? Il n’y en a déjà plus, mais la pierre est à présent humide. Sans doute du calcaire, ou du grès. Et l’humidité signifie qu’il y a de l’eau ! Je continue d’explorer la pièce, alors qu’un très léger clapotis se fait peu à peu entendre. Il disparaît, cela signifie-t-il que je m’en éloigne ? Je ne quitte pas le mur, de peur de me perdre dans la pièce.
Je prête attention au moindre bruit. Ma respiration est le seul audible, mais d’un coup le léger clapotis réapparaît. Je tente de localiser la source, elle me paraît lointaine, de l’autre côté de la salle.
Est-ce possible ? J’avance un peu, à tâtons, une main sur le mur et l’autre dans le vide. Elle heurte un pan de pierre, sur le côté, cela ne fait presque pas mal. Je palpe la pierre, elle est creuse, c’est une vasque. Une vasque humide où je baigne les mains.
L’eau -c’est de l’eau, je le sais, je le sens – lave mes mains et procure un agréable sentiment de rafraichissement.
Je murmure quelques mots, une petite chanson, afin de me rassurer et d’évaluer les proportions de la pièce. Elle semble vaste, très vaste, mes mots résonnent. Je continue d’explorer, quand, soudain, je ne sens rien. Plus rien.
J’ouvre les yeux, instinctivement. Pas de lumière, c’est un passage, sans aucun doute. Une nouvelle salle m’attend au bout, je vois une porte qui filtre la lumière.
Sans un regard derrière moi, je m’avance.