Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA PIÈCE DES PROPORTIONS INVERSÉES
LA PIÈCE DES PROPORTIONS INVERSÉES

LA PIÈCE DES PROPORTIONS INVERSÉES

Lorsque j’ouvre les yeux, la première chose que je vois est le ciel, encadré par les feuilles vertes des arbres qui se dressent autour de moi. Je suis allongée sur le dos dans une clairière et une brise légère me caresse le visage. Je me redresse et regarde autour de moi. Astrid, Marine, Romain et Yashim sont à quelques mètres et ont l’air de sortir d’un profond sommeil. Je suis moi-même un peu endormie. Personne ne parle.
Soudain, le paysage qui nous entoure commence à se flouter, j’ai la tête qui tourne et l’impression de ne plus rien contrôler. Mes yeux glissent sur les arbres qui tourbillonnent sans parvenir à s’y accrocher.
Puis, tout s’arrête. D’un coup. Le monde cesse de tourner sans dessus-dessous et je me relève, un peu chancelante. Je lève les yeux. Le ciel et les branches des arbres me paraissent soudain très haut. Marine regarde autour d’elle, intriguée. A vrai dire, nous le somme tous. Le paysage qui nous fait face semble s’être modifié en l’espace de quelques secondes. Où sont passé les arbres ?
« Dites, vous avez déjà vu ce genre de plante ? » demande la jeune fille d’une voix faible en désignant une longue tige verte de deux mètres de hauteur, assez fine, qui dépasse du sol.
Nous nous approchons. A bien y regarder, nous sommes entourés de ces mêmes plantes qui nous dépassent toutes d’une vingtaine de centimètres.
-Franchement je ne vois pas ce que ça peut être, dis-je. Sûrement une espèce inconnue d’Amérique du Sud ou quelque chose dans ce genre.
La botanique n’est pas mon point fort et je m’en moque éperdument. Pas le temps de m’attarder sur cette plante « bizarre ». On est au Château, punaise !
J’allais chercher mon sac qui traînait un peu plus loin lorsque un cri strident retentit. Et non, ce n’était pas Christina Cordula mais Yashim qui avait crié et qui se réfugiait maintenant derrière Romain pour ce protéger de… Comment dire ?
La « chose » est une sorte de ver boudiné jaune fluo qui grimpe avec difficulté sur l’une des plus grosses tiges. Il mesure un bon mètre et est couvert de poils noirs. Ses yeux globuleux nous regardent avec indifférence tandis qu’il mâchouille une feuille de salade, faisant un ravissant « smouitch » à chaque bouchée.
Je recule prudemment, un peu dégoûtée. Cet animal, quel qu’il soit n’a pas l’air agressif mais je ne veux pas prendre de risques.
Les pièces du puzzle commencent à s’imbriquer petit à petit lorsqu’une feuille de platane de la taille d’une couverture me tombe dessus et me recouvre entièrement. Je me débat quelques secondes, repoussant l’épaisse feuille rugueuse avant de réussir à m’en extirper. J’enlève rapidement la poussière qui s’est accumulée sur mon pantalon, perplexe. Romain me regarde bouche bée et nous levons tout deux les yeux vers un platane dont la cime semble nous dominer d’une centaine de mètres de hauteur. Les racines de l’arbre ont l’épaisseur d’un camion et le tronc d’un immeuble. Et sans parler des branches…
Je reste la bouche ouverte devant cet arbre immense. Première stupeur passée, je déclare d’une voix tremblante :
-Dites-moi si je me trompe mais il me semble…
-Que nous nous trouvons dans une forêt géante, oui, complète Astrid.
Tous ont l’air aussi stupéfait que moi.
-A moins que nous ayons juste rétrécit, ajoute Yashim.
-Mais… enfin ce n’est pas possible… murmure Marine. Il y a quelques instants nous étions dans notre état normal et puis d’un coup…
Astrid s’énerve :
-Oui et bien c’est comme ça. Tout ceci t’étonne encore ? Depuis le temps qu’on est au Château, je croyais que ça t’avait passé !
Marine baisse la tête.
-C’est bon, calme-toi, lui dis-je. Ta sœur n’y est pour rien.
Astrid nous lance un regard assassin mais ne répond pas. Elle va retrouver Romain qui observe les drôles de tiges de tout à l’heure. Il est dans une profonde réflexion.
-Il me semble… dit il lentement, qu’en supposant que nous nous trouvons dans une forêt géante, ce que nous avons sous les yeux n’est ni plus ni moins qu’un brin d’herbe.
J’écarquille les yeux. Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Maintenant qu’il le dit, la ressemblance est frappante ! Je suis prise par un étrange malaise. Je ne me suis jamais sentie aussi proche du sol et une sensation d’étouffement m’envahis. Nous sommes entourés d’une végétation qui semble s’étendre à l’infini. Je n’arrive pas à voir l’horizon ni le soleil. A vrai dire, une simple pairie ne m’a jamais parue si menaçante.
-Je pense qu’on devrait avancer, dis-je d’une petite voix. Trouver la sortie dans cette pièce géante va nous prendre du temps et l’on risque de se perdre. La nuit va tomber dans quelques heures et dans le noir, toutes nos chances de s’en aller ou du moins de trouver un abris se seront envolées. Et personnellement, je n’ai pas envie de passer le reste de ma vie à mesurer un centimètre et demi !
-Ah bon ? Parce que moi je trouve que c’est une taille parfaite, ironise Astrid.

Nous avançons avec précaution au milieu des brins d’herbe géants, regardant derrière nous en prévision d’un danger éventuel, sursautant à chaque bruit suspect. Mais pendant la première demi-heure, il n’y a aucun problème. Nous marchons sans but précis, dans l’espoir peut être de trouver un espace dégagé, de sortir de cette prairie sans fin, de trouver un point de repère quelque part.
« Tu espères surtout ne pas tomber sur un autre insecte géant qui serait plus dangereux qu’une simple chenille. » ricane ma petite voix.
« Tais toi, tu ferais moins la maline si tu étais à ma place » je grince.
« Imagine, croiser au détours du chemin une guêpe. Ou pire… »
« Tais toi ! »
« Un gros animal, genre un oiseau. Ou un cerf, qui déjeunerait tranquillement dans la prairie… »
Je frissonne rien qu’en y pensant. Ma petite voix me taquine mais ce qu’elle dit est parfaitement possible. Et mourir dans le Château n’est pas vraiment mon objectif…
« Surprenant » commente ma petite voix.

Mes jambes commencent à fatiguer. Marcher sans destination précise n’est pas très encourageant, encore moins dans ces conditions. Je n’ose pas imaginer la distance ridicule que nous avons parcourue en tout ce temps. Et l’ambiance n’est pas des plus chaleureuses. Marine serre la main de Yashim et sanglote doucement, Romain semble préoccupé et Astrid boude. Chacun s’occupe de ses petits problèmes et personne ne voit arriver l’énorme libellule qui, en deux secondes, atterrit sur le sol en un battement d’ailes bourdonnant.
Je crie et recule précipitamment. La libellule géante nous regarde stupidement de ses grands yeux et s’avance vers nous. Sans la quitter du regard, je tâtonne derrière moi et attrape une grosse pierre. (enfin… grosse… tout dépend du point de vue…) Je sais que je fais pâle figure face à cet insecte qui fait la taille d’une voiture. Il n’hésitera pas à faire de moi et de mes compagnons son repas. Dire que je trouvais les libellules plutôt sympathiques avant tout ça…
Yashim attrape un couteau et le brandis devant lui. Heureusement que je ne suis pas la seule à avoir un minimum d’instinct de survie…
Soudain, le sol se met à trembler. La libellule, affolée, s’envole sans demander son reste. Je soupire de soulagement en la voyant s’éloigner dans le ciel mais une langue rose et collante jaillit de derrière une touffe d’herbe, saisit le pauvre insecte et revient à son point de départ comme si rien ne s’était passé. Nous entendons tous maintenant un effrayant bruit de mastication.
J’ai le cœur qui bat la chamade. Cette… bestiole doit être beaucoup plus grande que la libellule pour l’avoir gobée d’un coup et à en juger par le bruit de ses pas…
-Oh, non ! Elle vient vers nous ! Gémit Astrid.
-Essayons de nous déployer en cercle, dit Romain. Nous ne pouvons pas nous enfuir, autant se préparer à sa venue…
Je ne l’ai jamais vu aussi grave.
Nous nous exécutons. Je remplace ma simple pierre par un petit couteau et essuie mes mains moites sur mon pantalon. Un combat… Ce que je redoute le plus, la raison pour laquelle j’ai abandonné Garette, Hernest et le Père Noël… Me séparer d’eux était stupide. Il y aurait toujours des affronts et des combats dans le Château des Cent Mille pièces. Quelle idée de croire qu’en me séparant d’eux je n’aurai plus à me battre !
Un nouveau tremblement me tire de mes réflexions. Soudain, une grosse patte grise apparaît de derrière une touffe d’herbe. Puis un visage, un corps et bientôt un lézard géant et hideux nous fait face. Je serre les dents. Nous n’avons aucune chance face à lui, il nous dépasse de plusieurs mètres !
Astrid, qui a fait de l’escrime lorsqu’elle était plus jeune, s’avance. Le lézard nous jette un regard mauvais et se lèche les babines (les babines d’un lézard??).
Puis, il fonce vers moi. Je m’écarte au dernier moment et j’ai juste le temps d’apercevoir Astrid qui lui plante son couteau dans le flanc, avant de trébucher et de m’écraser par terre. Marine me regarde, la bouche grande ouverte et crie. Je crois qu’elle essaie de me dire quelque chose. Mais quoi ? Avec ce vacarme, je n’entends rien… Je hausse les sourcils dans un signe d’incompréhension lorsque le monstre, qui se trouvait justement derrière moi, m’envoie rouler d’un grand coup de patte. Je me protège la tête tandis que le sol et les cailloux me râpent le dos. Je frotte mon visage endoloris , un peu sonnée et regarde autour de moi. Marine, qui a prit de la « hauteur » en escaladant je ne sais comment un rocher, bombarde le lézard de pierres, de branches, bref de tout ce qu’elle trouve sous la main. Romain et Astrid se tienne côte à côte et tentent de repousser les attaques de la bête. Et Yashim ? Où est Yashim ? Ah, oui, à bien y réfléchir, il est devant moi. Et… (je plisse les yeux) il me parle. Mais pourquoi est ce que je n’entends rien à ce qu’il me dit ? Pourquoi ma vision est elle si imprécise ?
Le garçon me tend la main et m’aide à me relever. Je lui adresse un sourire reconnaissant et nous repartons à l’assaut. Je vous prévient d’avance que cette partie du combat est assez dingue, je ne sais pas vraiment dire si certaines parties se sont vraiment déroulées ou si elles ont été inventées de toutes pièces.
Je fonce vers le lézard géant et, animée d’un courage venu de je ne sais où, je lui saute dessus. Oui vous avez bien lu, je lui saute dessus. Cet acte, dont je ne me saurais jamais crue capable, ne sert pas à grand chose… La bête n’apprécie pas vraiment que je sois sur son dos et commence à faire des ruades, à gesticuler dans tous les sens, dans l’intention de me faire tomber. Mais Romain et Yashim ont la présence d’esprit, pendant que l’attention du monstre est focalisée sur moi, de lui immobiliser les pattes. Le monstre est assez sonné à force de tourner et de recevoir les jets de cailloux de Marine qu’il perd le sens de l’orientation.
Dès qu’il est immobile, Astrid lui porte le coup de grâce. Il s’effondre par terre et moi avec. Je me relève, un peu stupéfaite de ce que je viens de faire.
Marine me regarde en riant.
-Tu as fait du rodéo dans une seconde vie, c’est ça ton secret ?
Je hausse les épaules.
-En tout cas, c’était super à voir, continue t-elle. Comment on était organisés. On aurait presque dit qu’on avait un plan !
-Tout ça, c’était grâce à la magnifique impro de la cowgirl en chef, plaisante Romain. Après ça, tout est allé comme sur des roulettes. A croire qu’on a fait ça toute notre vie…
Je mime une révérence, amusée. Mon petit cirque a eu du bon finalement. Mais qu’est ce qui m’est passé par la tête ? Je peux passer de la panique totale, cette peur irréfléchie qui m’a faite abandonner mes anciens amis, celle qui me fait tant redouter les combats et qui a le don de me changer en statue devant la moindre goutte de sang au courage proche de la témérité qui me pousse à faire des choses complètement folles et dangereuses dans le feu de l’action… C’est peut être du au stress provoqué par le Château car aussi loin que remontent mes souvenirs, je n’ai jamais agit comme ça.

Le soir tombe. Bientôt, le soleil va disparaître derrière les collines et nous nous retrouverons dans le noir. Je n’ai pas l’illusion que nous allons trouver la sortie de cette pièce aujourd’hui. C’est peine perdue…
-On devrait trouver un abris, déclare Marine.
-Ouais, un abris où on ne risque pas de se faire bouffer pendant que l’on dort, ajoute Yashim.
Astrid semble songeuse. Ce n’est pas dans son habitude de ne pas donner son avis dans la minute.
-Est ce que ça va ? Je lui demande.
Elle fronce les sourcils.
-Dites, est ce que l’un de vous a déjà vu le film « Arthur et les Minimoys » ?
Je la regarde, étonnée.
-Heu… oui quand j’étais petite mais je ne vois pas trop le rapport…
Elle se tourne vers moi.
-Tu te souviens quand ils se cachent dans une fleur pour dormir ?
-Ouais…
-Et bien pour ton information je pense que nous avons exactement la même taille que des Minimoys et que ce n’est pas une si mauvaise idée…
Je suis perplexe.
« Elle a raison, me dit ma petite voix. Pourquoi pas ? Tu vois une meilleure solution ? »
C’est finalement l’idée originale d’Astrid qui l’emporte. Nous repérons un coquelicot aux pétales épaisses qui nous semble parfait. Je lance une corde jusqu’en haut, celle ci s’accroche du premier coup à la tige (« encore ton talent caché pour le rodéo » me chuchote ma petite voix) et je commence à grimper. C’est difficile mais je veux tellement arriver en haut que je ne me décourage pas. Je pose un pied sur un pétale rouge vif, me hisse avec les bras et vérifie l’attache de la corde avant que les autres me rejoignent. Je jette un coup d’œil à notre futur chambre. L’intérieur de la fleur est assez spacieux mais le pistil, qui se dresse au centre, prend beaucoup de place.
Bientôt, mes compagnons sont à mes côtés. Astrid décroche la corde et regarde autour d’elle, avec un air de satisfaction sur le visage.
-Pour une fois, j’apprécie tes références de cinéma pour enfants, plaisante Yashim.
Astrid sourit et s’avance au milieu.
-Il y a juste un dernier détail à régler, dit elle en regardant le pistil.
Elle sort son épée et le tranche d’un coup ce qui répand du pollen un peu partout sur le  »sol » qui forme aussitôt un tapis très doux au toucher.
Marine s’allonge au milieu des nuages jaunes mousseux qui le recouvre.
-On va être très bien ici, déclare t-elle enjouée.
-Si Marine te donne son approbation, dis-je à Astrid, c’est que tu as fait quelque chose de remarquable !
-Mais je ne fais que des choses remarquables, répond t-elle. C’est juste que ma petite sœur ne le remarque jamais!

Un peu plus tard, tous nos soucis de la journée ont disparus, comme évaporés lorsque que nous sommes tous les cinq assis en cercle, mangeant avec plaisir les restes du gâteau d’anniversaire d’Astrid que nous avons prit soin d’emporter avec nous, discutant sans nous occuper du bruit que nous faisons, les pétales du coquelicot se refermant au dessus de nous en même temps que le Soleil laisse place à la Lune dans le ciel. Une lumière pâle nous éclaire maintenant, qui fait ressortir nous cernes et nos yeux fatigués.
Marine finit par s’endormir, bientôt accompagnée par Astrid. Yashim, Romain et moi restons un moment à observer le ciel, allongés sur le dos, et je pense, avec la même impression de solitude et d’égarement que moi. Puis, Yashim va retrouver Marine et Astrid au pays des rêves.
Malgré la longue journée que nous avons eu, je n’ai pas envie de dormir. Beaucoup trop de questions restent sans réponses dont une bonne partie concernent Romain. Mais je ne veux pas faire preuve d’indélicatesse en abordant le sujet.
Finalement, c’est lui qui lance la conversation dans un murmure :
-Tu sais, j’ai beaucoup réfléchit à ce que tu m’as dit hier à la fête.
-Ah ?
-Je dois avouer que ça n’a pas été très facile d’assimiler tout ça… Surtout que je ne savais pas vraiment si je devais te croire. Tu n’as pas de preuves de ce que tu avances et je ne te connais pas depuis très longtemps. Je me suis demandé si ce n’était pas une blague de toi et Astrid pour me faire peur.
Je reste sans voix. Pourquoi aurais-je fait une chose pareille ?
-Mais j’ai plutôt décidé de vous faire confiance, continue t-il en tournant la tête vers moi. Après tout, nous sommes une équipe et tout doit se passer pour le mieux. Et tu n’avais pas vraiment l’air de plaisanter lorsque tu m’as annoncé que j’étais un fils du Château…
Je souris faiblement.
-Je sais que ça peut paraître complètement impossible, dis-je dans un souffle mais comme ce n’est pas une information banale et facile à porter, la personne qui a avertit Astrid devait avoir ses raisons…
Romain soupire :
-Tu sais, en fin de compte je crois que j’ai toujours su que mon histoire était liée au Château. C’est vrai quoi, aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours habité ici, allant seul de pièces en pièces. Avant que je rencontre Astrid, je pensais que c’était normal, que tout le monde était comme moi et que le Château était le seul endroit habitable possible. Je ne suis jamais sorti d’ici tu comprends ?
Je garde le silence.
-Puis, Astrid m’a parlé de l’Extérieur, de sa vie avant qu’elle n’arrive ici et lorsque elle m’a demandé depuis combien de temps j’étais coincé dans ce Château, que je lui ai répondu « Toujours » et qu’elle m’a regardé avec des yeux ronds comme des soucoupes, j’ai compris que quelque chose clochait.
-Mais… tu ne peux pas avoir vécu tout ce temps ici tout seul, j’objecte. Quelqu’un a bien du s’occuper de toi lorsque tu n’étais qu’un bébé !
-Je sais, je sais dit Romain. A moins que je ne me souvienne pas que j’ai habité ailleurs quand j’étais un nourrisson. Je me suis déjà posé toutes ses questions sans trouver de réponse. Mais quelqu’un a du s’occuper de moi, c’est obligé.
Il a l’air très triste soudain. J’imagine comment ça du être très dur pour lui pendant toutes ses années. Je lui serre la main pour le réconforter.
-On trouvera bientôt la réponse à toutes ses questions, je te le promet. Astrid va essayer de recontacter la magicienne, elle en sait probablement plus.
(j’invente au fur et à mesure mais cela semble le soulager)
On se tait pendant un long moment puis il me demande :
-Dis Orianne… Comment c’était ? Je veux dire, ta vie d’avant… Comment c’est dehors ?
Ça me fait du mal d’aborder le sujet mais je peux bien lui faire cette faveur. Je me lance, un peu au hasard :
-Et bien c’est… grand. Et très vert. Ma maison était à côté d’un grand lac et j’allais à l’école en vélo. Les gens étaient gentils. Il y avait la boulangère, qui m’offrait des gâteaux dès que j’allais la voir, il y avait le vieux monsieur qui promenait son chien toujours au même endroit… On vivait juste à côté de la ville où j’allais le week-end avec des amis pour faire les magasins et aller au cinéma. Mes grands parents venaient me voir le mercredi, on faisait des crêpes et puis ils s’installaient devant la télé avec mon frère pendant que moi j’allais jouer au volley. Tu sais, ce sport avec le ballon… Il y avait le soleil, qui me réveillait tous les matins en passant à travers les rideaux de ma chambre et les oiseaux qui chantaient dans les arbres.
-Il y a des oiseaux aussi dans le Château, dit Romain.
-Oui mais ceux ci étaient particuliers. Ils avaient construit leur nid juste dans le pin au fond du jardin.
-Tu avais un jardin ?
-Très beau, plein de fleurs et avec une piscine.
-Une piscine ?
-Oui et tout le monde venait se baigner dedans car elle était très profonde.
-Et l’école, c’était comment ?
-Long. Et très fatiguant. Mais maintenant je donnerai tout pour pouvoir y retourner ne serais-ce pour me faire engueuler par Mme Bernois parce que je suis en retard.
-Mme Bernois ?
-La CPE.
Romain ferme les yeux un instant, sûrement pour s’imaginer tout ce que je viens de lui dire. Puis il sourit.
-Merci.
Une brise me caresse le visage. Je n’ai même pas le temps de compter jusqu’à dix que je suis déjà endormie.

-Allez, debout tout le monde !!
C’est Astrid qui crie de bon matin.
-Grblmrmpff… je grommelle.
-Quoi ? Dit elle en riant. Scuse mais j’ai pas tout compris. Allez, lève toi ! Ajoute t-elle en me secouant.
Je réprime un bâillement et me redresse.
-Et ben, tu vois que tu peux le faire !
Je lui jette un regard noir. Astrid me lance un petit pain :
-Tiens, mange ça et arrête de râler !
A moitié réveillée, je regarde les autres s’activer autour des sacs. Lorsque j’ai fini, je rassemble mes maigres affaires et nous redescendons tous les cinq du coquelicot en se faisant glisser sur la corde.
Nous continuons notre interminable marche en quête de la sortie. Au bout d’un quart d’heure, nous nous trouvons de nouveau face à un problème. Un ruisseau nous barre la route. Lorsque l’on mesure un mètre soixante-dix, c’est un obstacle que l’on évite d’un saut par dessus. Lorsque l’on mesure quelques centimètres, c’est plus compliqué…
-Je refuse catégoriquement de marcher au bord, déclare Marine. C’est un coup à se faire bouffer par un serpent dans les hauts herbes.
Finalement, nous construisons un « radeau » avec ce que nous avons sous la main c’est à dire pas grand chose. Nous attachons des feuilles de platane entre elles avec de la corde et de la sève récupérée tant bien que mal sur l’un des arbres. Nous le poussons à l’eau et grimpons à bord. Heureusement, il tient bon et flotte malgré notre poids. Nous avons préparé des rames avec des morceaux de bois mais seul le courant suffit à nous faire descendre le long de la rivière. Parfois, les remous sont puissants et nous font tanguer mais globalement, tout fonctionne à merveille.
-Quelqu’un a une idée de l’endroit ou nous allons ? Je demande.
Personne ne sait. Nous nous laissons porter par le courant pendant une petite heure. Je laisse tremper ma main dans l’eau fraîche. Yashim et Romain commencent une bataille d’eau. Moi, je me contente de laisser ma main glisser à la surface, perdue dans mes pensées.
Soudain, j’aperçois une forme sombre qui se déplace en dessous de nous. Elle se déplace vite et visiblement, nous suit.
-Hé ! Je crie. Venez voir !
Tous se précipitent pour regarder le gros poisson qui nage à nos côtés.
-Je suis la seule à ne pas être très rassurée ? Chuchote Marine. Ses grands yeux son pleins d’inquiétude.
Une forte secousse nous fait sursauter. Puis, l’énorme poisson qui jusqu’à présent n’était une tache noire sous l’eau, bondit à l’air libre, ouvre grand la bouche, attrape Yashim entre ses mâchoires puissantes et disparaît à nouveau.
-Noooooooon ! Hurle Astrid.
Elle sort son couteau et se met à frapper à l’aveuglette dans l’eau.
-Arrête ! Lui dis-je. Tu risques de toucher Yashim.
Sans réfléchir, elle plonge sous l’eau pour aller le chercher. Je reste sur le radeau, effarée et ne sachant que faire. Marine se penche sur le rebord et attend, les yeux noyés de larmes. J’ai l’impression que mon cœur va exploser. Un nuage rouge sang remonte à la surface. Je laisse échapper un cri d’horreur.
Puis, une chevelure rousse apparaît, bientôt suivie d’une chevelure noire. Je soupire de soulagement. En vie. Ils sont en vie.
-A l’aide ! Crient t-ils.
Romain me passe une corde que je lance dans l’eau. Astrid et Yashim s’y agrippent de toutes leurs forces. Je tire autant que je le peux. Marine et Romain viennent me prêter main forte. Nous tirons. La corde nous brûle les mains. Nous parvenons à les hisser à bord.
Ils dégoulinent d’eau de la tête au pied et sont encore essoufflés.
-Et le poisson ? Questionne timidement Marine.
-Mort, certifient Yashim et Astrid.
D’un commun accort, nous décidons de continuer notre chemin à pied. Astrid ne semble toujours pas remise de ses émotions. Je ne pense pas que se soit le bon moment pour l’interroger sur la magicienne.
Je sens une présence à côté de moi.
-Tu l’as déjà vu toi le Château ?
C’est Romain. Décidément, tout ça le préoccupe.
-Heu… oui. Deux fois.
-Quand ?
-Dans la première pièce où je suis allée et lors du combat des quatre armées avec Emerence.
-Emerence ?
-Oui sa femme…
Je me mors la lèvre.
« Fais attention » me conseille ma petite voix.
-Sa femme ? Elle est dans le Château ? Tu penses qu’elle pourrait être ma mère ?
-Écoutes, je n’en sais rien pour le moment. Mais Emerence a plusieurs fils dont certains se sont ralliés au Château, d’autres sont contre lui. Elle est peut être ta mère, peut être pas.
-Elle est comment ?
-Plutôt jolie. Mais tous les ennuis qu’elle a eu dans sa vie ont marqué son visage. Je ne l’ai pas vue très longtemps mais elle a l’air d’avoir du pouvoir. Elle est autoritaire mais courageuse.
-Ça me va. Et mon père ?
-Carrément effrayant. Il m’a foutu la frousse les deux fois où je l’ai vu ! Il est grand et plutôt chic. Habillé en noir. Il apparaît toujours aux moments où l’on s’y attend le moins, comme par magie.
-Et mes frères ?
Romain pose toutes ces questions avec une curiosité enfantine.
-Ils sont trois. Et ils te ressemblent.
Romain sourit amèrement.
-Je ne sais pas ce qui est mieux : avoir cette famille de tarés ou n’avoir pas de famille du tout. Mais au fond, cela ne change pas grand chose pour moi, j’ai toujours été seul.
Nous marchons en silence.
-Romain…
-Oui ?
-Tout ce que je t’ai dit… Ça peut être très dangereux pour toi. Pour nous. Tu ne dois pas en parler.
-Pas même à Marine et à Yashim ?
-Si si, à eux tu peux le dire.

Nous faisons une halte pour manger et nous reposer. Je commence à perdre espoir. Cette sortie est introuvable. Nous ne sortirons jamais d’ici.
Nous sommes en dessous d’un cerisier. A l’aide d’une corde, Yashim grimpe sur la première branche et arrache des cerises géantes qui tombent vers nous. Je croque avec plaisir dans le fruit qui est trois fois plus gros que ma tête. Il est délicieux.
Nous improvisons une partie de foot avec les noyaux. A nous entendre rire et crier comme des enfants, on croirait voir une bande d’amis qui se retrouve pour jouer, le cœur léger.
Puis, le destin l’oblige, nous nous remettons en route, les sacs remplis de quelques cerises. Au bout d’un moment, la végétation qui nous encercle devient rare. Puis inexistante. Nous sommes au milieux d’une clairière de terre fraîchement remuée, il n’y a pas un brin d’herbe. Bizarre. Un instant, je pense être revenue à ma taille initiale mais non. Je mesure toujours quelques centimètres.
-Dites, vous avez vu ça ? S’exclame Astrid.
Elle désigne un trou énorme à une dizaine de mètres de nous. Nous accourons pour voir ça de plus près. Ce qui est terrifiant c’est que l’on en voit pas le fond. Mon cœur s’emballe soudain. Serais-ce… ?
-C’est la sortie, dit Marine sur un ton d’évidence.
-Comment en être sûr ? Tu vois un panneau peut être ? Moi je dis que c’est le terrier d’une taupe ou quelque chose dans ce goût là.
-Si on essaie pas, on ne saura jamais, dis-je.
-Et bien je t’en prie, dit Astrid, passe devant.
Tous les regards convergent vers moi. Ça fait un sacré paquet d’yeux. Huit pour être précis.
« Tu ne vas pas te dégonfler » proteste ma petite voix.
Ah, ça non. Je m’avance et m’assois sur le rebord, les yeux fixés sur le noir qui s’étend à perte de vue sous mes pieds. A ma grande surprise, mes compagnons me rejoignent.
-On ne va pas te laisser y aller toute seule quand même dit Yashim.
-On est une équipe, ajoute Romain.
Il m’avait dit la même chose hier soir, dans le coquelicot, lorsque je lui parlais du secret de sa famille. Sur le moment, je n’y avais pas fait attention. Je n’avais pas prit ses paroles au sérieux. Mais là, alors que nous somme tous les cinq assis, les pieds se balançant dans le vide, devant une éventuelle sortie, nos cœurs battant à l’unissons animés de la même excitation que provoque le mystère, toutes nos aventures, toutes nos peurs et nos rires partagés, toute notre exploration et tous leurs sourires prennent un sens. Nous sommes une équipe. Qui restera soudée jusqu’au bout. Quoi qu’il arrive.
Yashim attrape la main d’Atrid, Astrid attrape la main de Romain, Romain attrape ma main et j’attrape la main de Marine. Tous les cinq retenons notre souffle et puis, d’un seul et même mouvement, nous sautons.

Autrice : la p’tite moustache, sous le pseudo « la p’tite moustache »

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