Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA PIÈCE DES NAVRÉS
LA PIÈCE DES NAVRÉS

LA PIÈCE DES NAVRÉS

Elle est entrée comme on s’offre au soleil, comme si elle fuyait, comme si elle savourait. Elle est entrée comme une bête traquée qui trouve un refuge. Elle est entrée dans un souffle, une respiration, le temps d’un cri, et elle s’est effondrée. Elle était la poupée de porcelaine qu’une main étouffe, elle était le chiffon, la marionnette piétinée. Et, en entrant, elle a pris de plein fouet une lumière puissante, qui l’a éblouie, qui l’a cueilli au vol et l’a jetée au sol. Nour fut éblouie, mais le temps que sa vision se soit adaptée à la forte luminosité, elle regrettait déjà de voir. Et s’il n’y avait eu que la vue ! Mais la pièce même l’agressait…

D’abord, bien sûr, il y avait cette lumière qui meurtrissait ses yeux, une lumière blanche, artificielle, une lumière d’industrie et sans âme. Une lumière sans pudeur qui ne coexiste pas avec l’ombre, avec la douceur, avec l’humaine pitié. Mais ce que la lumière révélait était plus insoutenable, si cela est possible, encore. Partout pendaient du plafond des larges cocons noirs et sombres, éclairés par des projecteurs puissants. Et l’odeur ! C’était celle des poissons échoués qui se désintègrent, celle du corps qui devient nourriture, c’était l’odeur de la mort faite chair.
Elle mit du temps à comprendre. Suffisamment pour qu’une pâte blanche et collante s’accumule à ses pieds, comme animée d’une volonté antipathique. Nour regardait le plafond, bas et noir de suie, traversé par d’immenses poutres apparentes. Elle regardait les fils blancs et visqueux, et les corps noirs qui se balançaient sous un vent léger. Elle regardait le sol comme une toile d’araignée. Elle regardait au centre la tour bardée de projecteurs qui semblaient être autant d’yeux qui la scrutaient. Elle comprit enfin en voyant les huit colonnes d’acier qui soutenaient la pièce. Une araignée ! Une araignée qui capturait ses proies et les enduisaient de ces filaments blancs qui avaient déjà capturé ses pieds jusqu’aux chevilles.

Alors elle paniqua. Que devait-elle faire pour s’échapper ? Courir ? Crier ? Rester là, s’abandonner ? Et… devait-elle vraiment s’échapper ? Et si c’était ça le repos, s’il suffisait d’attendre un peu, d’être recueillie par ce monstre, d’être protégée par ces cocons, et s’il suffisait d’arrêter de courir, d’arrêter d’être en fuite ? Nour avait souvent baissée la tête. Même en s’échappant, elle n’avait pas choisi, elle s’était laissée portée par les événements. La souffrance coulait sur elle comme le fleuve sur un rocher. Elle fermait les yeux. En fait, elle n’était même pas le rocher. Elle la feuille qui se laisse porter. Bien sûr, elle avait elle aussi, au fond d’elle, la Volonté de la survie, celle qui préside à chaque existence. Elle savait que se soumettre permettait souvent d’éviter la fin, de continuer sur son chemin. Et puis, pour quelle cause se rebeller ? Elle n’avait connu que la haine des autres, et elle en avait gardé la douceur et la compassion, et ces valeurs qui auraient pu la porter étaient ridicules aux yeux de tous les autres. Les autres, elle les regardait comme de loin, sans indifférence bien sûr, mais du regard de celle qui a tout vu et qui ne pourrait rien subir de pire. A la voir, on pourrait croire qu’ils ne la touchaient plus. Que la douleur formait une telle carapace autour d’elle qu’on ne pouvait plus l’atteindre. Elle, pensait juste qu’elle était faible et lâche, elle se protégeait en croyant à la bonté.

Mais, lutter ? Pour quoi faire ? Elle savait qu’elle perdrait quoi qu’il arrive, car elle avait intégré que la colère et la violence sont les seuls vainqueurs. Elle était persuadée, sans la moindre hypocrisie, sans chercher à se dévaloriser, que sa vie était sans importance. Qu’elle ne comptait pas. Alors Nour se disait juste que ses pleurs n’auraient pas plus d’importance, et elle ne pleurait pas. Nour se disait juste que sa rébellion, dans le sens où le commun l’entendait, n’aurait pas non plus d’importance, et elle ne prenait pas les armes, elle ne se débattait pas. Ce n’était pas un choix. C’était l’abandon de celle qui a compris qu’un grain de sable n’est rien. Ce n’était pas de la lucidité. C’était la défaite de celle qui ne savait pas qu’un grain de sable forme un désert.

Elle n’aurait pas pu se douter qu’elle incarnait la résistance de l’âme, parce que Nour était belle comme une fleur jetée par terre et qui brille encore. Nour était grande comme l’enfant à qui on coupe les ailes et qui s’envole quand même. Nour était libre parce qu’elle ne cherchait pas la gloire, ni la richesse. Nour accomplissait l’impossible avec désinvolture parce qu’elle ne croyait en rien, et que tout lui était donc impossible. Son désespoir, si elle avait pu s’en rendre compte, aurait porté la flamme du combat. Nour était debout parce qu’elle croyait être plus bas que terre, et qu’elle l’acceptait sans le subir.
Mais, jusqu’à présent, elle avait suivi le cours de l’eau, elle avait accepté sans qu’on lui laisse le choix. Nour était libre et debout, parce qu’on ne l’avait jamais laissé être éprouvée. Et, aujourd’hui, elle avait enfin le choix !
Continuer, c’était obéir à l’instinct, se débattre, c’était suivre la Volonté de la vie. S’abandonner, c’était subir, mais enfin choisir. C’était disparaître parce qu’on le voulait.

Ces pensées lui semblaient justes et vraies, et pendant qu’elle s’interrogeait, elle avait oublié les yeux et leur question qui pourfendait son cœur. Elle ne voyait pas non plus la toile l’attirer, l’envelopper. Elle pensait, sans doute pour la première fois, bien qu’elle ait toujours su le faire, comme elle avait toujours su rêver. Elle pensait avec toute l’intelligence de ses yeux sombres, avec toute la tristesse de ses jeunes années. Elle pensait avec sa légèreté coutumière, le petit sourire de son regard, elle pensait avec la fougue de son esprit libre. Elle pensait de tout son petit cœur grand comme un monde nouveau. Elle expérimentait cette joie vaine et futile de se sentir maître de soi, de savoir qu’on pouvait au moins agir sur ça, quand on n’avait aucun pouvoir, qu’on pouvait au moins penser. Elle regarda au fond d’elle, et elle vit d’abord que penser était joyeux, puis que Nour ne voulait pas mourir. Que Nour espérait encore un peu. Alors elle étouffa cet espoir, sans doute parce qu’elle ne savait pas que les graines doivent mourir avant de germer. Et comme les yeux avaient disparu, elle arrêta de bouger, elle devint statue, et elle se laissa emporter.

  Autrice : Shvimwa sous le pseudo « shvimwa »

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