Où s’est tenu un dialogue de sourds
Folly
J’ouvre les yeux. Je n’aurais pas dû, puisque mon regard croise instantanément le sien.
-Bonjour, me dit-il, comme si de rien n’était. Comme s’il ne venait pas de me tirer dessus dans la pièce précédente.
-On est où ?
Il hausse les épaules. Je regarde autour de moi. Nous sommes dans une chambre d’enfants aux murs pastel et aux volets tirés. Des jouets jonchent le sol et je suis sur l’un des deux lits, que quelqu’un, probablement ce sadique, a acculés au fond de la pièce. Des traces sur le parquet attestent d’un récent déplacement des meubles. Les draps sont tâchés de sang. Je plains les enfants qui vont le découvrir.
Quelque chose cloche. Les voix dans ma tête se sont tues. Ce n’est pas normal. J’essaie de me lever mais d’un coup de talon dans l’estomac, il me fait basculer en arrière. Je hurle.
-Il ne faut pas bouger. Vous pouvez vous régénérer, mais si vous perdez trop de sang, vous mourrez. Vous ne voulez pas mourir, j’espère ?
-Où… Où sont passées les voix ?
-Je les ai tuées.
-C’est absolument faux, sifflé-je entre mes dents.
-Et pourquoi le serait-ce ?
Je marque une pause, cherchant mes mots. Il faut que je touche juste. Je sais qu’il ne les as pas tuées. J’ignore juste pourquoi.
-Parce que… parce qu’elles peuvent vous être utiles. Vous pensez être capable de les manipuler et de les retourner contre moi et ainsi les forcer à vous révéler mes faiblesses, je me trompe ?
-Oui.
Il sourit.
-Je ne pense pas le faire. Je l’ai déjà fait. Les voix sont dans ma tête maintenant. Une partie de votre âme s’est vendue à moi. En conséquence, vous m’appartenez, et vos secrets aussi.
-Je n’ai pas de secrets.
-Et un cœur bien trop aplati comme une crêpe pour accueillir l’amour que vous portez à quelqu’un, ce n’est pas un secret ça ?
Il s’accroupit près de moi et me tend gentiment du thé, son discours en parfaite contradiction avec ses agissements. Je le refuse. Mieux vaut ne pas lui faire confiance du tout tant qu’il veut m’extorquer des infos sur mon Château chéri. Je préfère changer de sujet.
-C’est impossible, vous ne pouvez pas héberger plusieurs âmes. Ça reviendrait à vous inventer une maladie mentale. Et….
Je fouille dans ma mémoire encombrée ce que j’ai appris dans des livres dont le titre ferait frémir les fondements même de votre conscience.
-… Il faut le consentement des âmes. Alice et Lucy sont une partie de moi. En conséquence, c’est de mon consentement dont vous avez besoin. Donc vous mentez.
Il porte la tasse de thé que j’ai refusée à ses lèvres et en boit une petite gorgée, pas le moins perturbé du mon de parler de magie noire avec moi. C’est con, maintenant, j’ai soif. Léonid repose sa tasse par terre et son regard sur moi, et ses yeux me transpercent. Je comprends, juste là, à ce moment précis, que ma vie dépend du bon vouloir de ce connard. Il peut faire de moi ce qu’il veut. Sauf me mentir. Je sais quand on me ment. Et il ment particulièrement bien.
-Le Château n’a aucune logique. Veuillez arrêter de poser des questions qui y font appel. Parce qu’elles n’ont pas lieu d’être ici. Vous faites partie de l’Ordre, vous devriez le savoir.
-Je n’appartiens à aucun ordre.
-Ce serait tellement plus simple si vous me disiez la vérité…
-Je ne mens pas.
-Vous avez prêté serment, non ?
Ma bouche s’entrouvre. Quoi ?
-De… Il fallait prêter serment ?
-C’est ce que m’ont dit les quelques membres de l’Ordre que j’ai questionnés. Vous n’en faites donc pas partie.
-Ce sont les voix qui vous ont dit ça ?
Soudain, il se braque avant de porter ses ongles colorés à ses joues et de les gratter comme un forcené. Tout aussi soudainement il s’écrie d’une voix haut-perchée et crispée :
-Mais taisez-vous donc, petites pestes !!!!
J’entends d’ici Alice gémir devant le peu d’estime que l’énergumène a d’elle. Il continue son manège bien après que ses joues ont commencé à saigner et ses ongles à se teinter de sang. Quand il s’est calmé, il revient près de moi, s’assoit comme si de rien n’était et reprend un peu de thé. Je le regarde, amusée. Loin de m’effrayer, ce spectacle m’a divertie.
-Bienvenue chez les fous, monsieur l’alienné, lancé-je, moqueuse.
Il me foudroie du regard et sa main se crispe sur sa tasse. Mon nez émet un petit crac lorsque la porcelaine se brise avec fureur sur celui-ci. Je me retiens de lâcher un cri. Ce serait lui faire plaisir.
Robin aurait dit que la douleur, et bien, ça fait mal. Sakura, que tous nous supporter était déjà une torture. Lucy aurait sûrement débité une connerie et Dae aurait répliqué que faire du mal c’est mal. Nakosure, lui, m’aurait juste regardé méchamment sans rien dire du tout. Quelle belle brochette de cons ils font !!! Dire que j’ai été obligée de me les coltiner durant plein de pièces ! Seul mon Château aurait sorti un truc badass dans le genre « la douleur compense mon manque de patience quand Je veux savoir quelque chose » ou « la douleur d’autrui passe par mon plaisir personnel ».
Moi, je dis juste que ça remet les idées en place et que je l’avais bien cherché. Mais putain, qu’est-ce qu’il m’a fait mal, ce connard. Et même si j’y suis habituée, me faire exploser le crâne deux fois par une théière puis une tasse dans un laps de temps aussi court ne m’enchante pas vraiment.
-Et si nous retournions à nos moutons ?
-Don. Viz de bud.
-Comment ça, non ? s’indigne-t-il. Il faut dire oui. C’est l’étiquette qui l’exige.
-Et l’édigued elle dit bien gue les dasses de dhé sont créadrices de lien zozial, don ? Et on grée bas des liens zoziaux en egzblozant la gueule du bremier venu. Et bis merde. Vodre édigued vous bouvez vous la voudre où je bense, barce gue zidon on d’en viendrait à benzer que z’est elle gui vous a ordoddé de be direr dezzus.
-Non, réplique-t-il. C’était le bon-sens.
-Laizzez-boi rire. Vous d’en d’avez bas. Bon instinct de zurvie, lui, be dit gue vous êtes un dangereux balade et que je dois vous duer.
-Et comment comptez-vous vous y prendre…
Je m’apprête à lui lancer en pleine gueule une vingtaine de tortures toutes plus douloureuses les unes que les autres et potentiellement mortelles que Devos m’a apprises à même mon corps mais la fin de la phrase m’arrête.
-… alors que vous êtes si faible ?
-Je… je de zuis bas vaible, envoiré.
-Bien sûr que si. Vous n’êtes qu’une petite conne qui vous pensez au dessus de toute loi. Vous vous dites intelligente, mais vous avez perdu la raison. Réfléchie, mais vos émotions guident votre cœur. Peur, haine, colère, amour. Forte mais vous avez fui le monde entier car vous n’étiez pas de taille à affronter le souvenir d’un homme. Un seul homme, aussi insignifiant soit-il, qui hante vos nuits car vous n’avez pas su y faire face. Cependant, vous avez oublié ce qui ronge votre âme, vous avez oublié votre passé et les réelles raisons qui vous ont poussée à vous réfugier ici.
-Le Châdeau a dit… gue je fuyais… bais je de sais bas guoi. Sûrement doudes ces bersoddes gui voulaient ba beau.
-C’est faux, le monde vous accueillait. Le monde vous offrait une vie. Vous avez juste tout gâché en prenant bêtement la décision puérile d’extérioriser votre mal-être en vous déchaînant sur de pauvres humains qui n’avaient rien demandé. La Conscience m’a tout dit.
-Elle d’en sait rien.
-Elle sait tout.
Mon nez achève de se réparer et le cartilage se remet en place avec un petit crac.
-Quoi qu’il en soit votre génie s’est perdu dans les méandres de votre folie. Si génie il y eut un jour. Quant à votre prétendue force, je ne sais pas où elle est passée. Un vrai télépathe m’aurait immobilisé depuis longtemps dans la forme dans laquelle je me présente à vous. Un vrai télépathe n’aurait pas tué autant d’innocents.
Ses mots font mal. Ils blessent et sonnent comme des injures. Pourquoi a-t-il fallu que je tombe sur ce type putain ? Je me recroqueville.
-Un vrai télépathe aurait senti l’aura qui se dégageait du Château et aurait rebroussé chemin avant de pénétrer dans le Cathedrhall.
-Vous-êtes entré vous aussi.
Il fronce les sourcils, mécontent d’avoir été interrompu.
-Le temps passé dans le château n’est rien pour moi.
-Et qui êtes vous pour vous croire supérieur au Château ?
-Un dieu.
Je ris doucement. Quel imbécile. Je note sa modestie dans ma liste mentale de ses défauts potentiellement exploitatables. Ça pourra toujours servir plus tard. Et pour le faire chier, je réplique :
-Le Château est plus puissant qu’un dieu.
Il commence à s’impatienter. Il ne doit pas avoir l’habitude des gens comme moi. Ce genre de personnes qui cherchent les claques. Il expire bruyamment par les narines.
-Personne n’est plus puissant qu’un dieu. Je suis ici pour le plaisir et j’en repartirai quand l’envie m’en prendra. Mais pour l’instant je veux en savoir plus sur Lui. Et sur vous. Et sur tout le monde.
-Vous êtes un dieu, non ? Vous devriez tout savoir.
-Il y a un type au quatrième étage qui se prenait pour une paquerette. C’est tout ce que je sais de lui. Je veux savoir, par exemple, à quoi il ressemblait lorsqu’il était encore plus ou moins humain, ce qu’il aimait…
Et lui de continuer son baratin… Dieu de mes deux. Mais si ce n’est que ça, ça va. Et puis, pour l’histoire de sa mort prochaine et de son coup entre mes mains, on verra « quand l’envie m’en prendra ». Ce blanc-bec va vite fermer sa bouche.
-Il me semble que je vous ai déjà blessée, me fait-il remarquer, en réponse à cette jouissive pensée. Je peux recommencer.
-Ne vous emballez pas trop, la plaie s’est déjà refermée.
Je désigne mon ventre dont la peau est maculée de sang mais intacte.
-Ah ! Quel don imparfait que celui de la régénération ! s’exclame-t-il d’un ton tragiquement surjoué. La balle est restée en vous et à chacun de vos mouvements, elle engendrera une douleur immense.
-Je suis habituée à la douleur.
-Vous m’en voyez soulagé, je déteste me tromper, or, c’est bien ce qu’il me semblait. C’est pourquoi ces deux bâtons en pieux. Si l’envie vous prenait de vous enfuir, ils viendraient directement s’encastrer dans vos tibias. La chair se régénérerait alors rendant toute extraction impossible. J’espère pour vous qu’en plus d’être habituée à la douleur, vous ne la craignez point. Je ne voudrais pas faire souffrir une damoiselle en détresse plus qu’elle ne le souffre déjà.
Je passe outre la menace pas du tout voilée et m’enquiers :
-Et je souffre de quoi selon vous ?
-Vous souffrez de vous même. Bien, maintenant, j’aimerais que vous m’en disiez plus sur le Château.
Il s’approche de moi à l’aide de ses main et me lance le regard sage et patient de celui qui n’aura pas le courage d’attendre. Au bout de quelques secondes il lance :
-Alors ?
-Et pourquoi vous ne Lui demandez pas vous même ? Il en sait sûrement plus que moi.
-Parce que je veux entendre la voix d’un cœur amoureux.
C’est une blague ? Cet homme m’a suivie, blessée et malmenée, tout ça pour que je lui décrive comment je trouvais le Château ? Qu’il aille se faire foutre. Mais bon, moi, je n’aurai pas le courage de souffrir, alors autant lui répondre.
-Il est beau, puissant, sadique, et Il va vous démonter la gueule pour votre impertinence. Il est sûrement déjà dans votre esprit à contempler votre minable vie et à décider de comment s’amuser avec vous.
L’homme se gratte la tête, pensif.
-C’était donc ça, cette présence… Je me disais, aussi, qu’elle était plus insistante que le autres.
Il ment, le Château règne en maître ici. Il ne le laisserait pas faire la loi dans Son domaine.
-Où puis-je le trouver ?
-Je pense qu’il est partout. Que s’Il veut que vous le trouviez, vous le trouverez.
-Ça ne m’avance pas tant que ça…
il est contrarié et pensif, alors j’essaie de me glisser aussi furtivement que possible dans sa tête. C’est la première fois que je ressens ça. Son esprit n’est pas trop protégé par des barrages mentaux.Non, ceux-ci sont bien trop faciles à faire céder. Il est tout bonnement insaisissable et glisse entre mes filets comme de l’eau. Léonid Owens caresse pensivement les pieux, laissant entendre que j’ai intérêt à arrêter.
-Vous savez, dis-je, dans ma vie, et plus particulièrement ici, j’ai croisé des cons, des imbéciles, des pestes, des gamins, des fous, des idéalistes, des chieurs, mais jamais un tel connard.
-Bien sûr que si, vous en avez déjà croisé. Je dirais même qu’ils ont été deux. Celui qui vous a fait ça -il me désigne du doigt dans mon entièreté- et le Château.
-Si vous redites encore une fois une stupidité sur lui, je vous tue.
-Il vous fait du mal.
-Vous me cherchez, là ?
Il sourit, amusé.
-Je veux juste vous faire prendre conscience de qui il est vraiment.
-Je sais qui il est vraiment. Et ça me plaît.
-Non, s’emporte-t-il. Vous êtes obnubilée par sa puissance ! Rien ne compte plus à vos yeux ! En réalité vous êtes une s*lope qui vous attachez à cet être pour la sécurité qu’Il vous procure. Vous espérez inconsciemment qu’Il vous protège du premier connard. Vous courez à votre perte.
-Vous dites n’importe quoi.
-Le problème, c’est que vous ne vous en rendez pas compte. Vos sentiments sont peut-être réels, mais regardez le Château, qu’a-t-il de plus que sa puissance pour vous plaire ? Récapitulons donc. Une petite conne, s*lope, profiteuse, faible et folle à l’âme rongée par un désir de vengeance (qu’elle ne pourra pas accomplir puisqu’elle a décidé de son plein gré de s’enfermer dans un château où elle va lâchement mourir). Le Château a de quoi se vanter, il sait bien choisir ses proies. Quel âge a-t-elle déjà ?
Il se tait quelques secondes. Ces connasses de voix sont en train de lui raconter ma vie !
-Vous aviez 13 ans lorsque vous êtes entrée dans le château, 11 quand vous avez reçu le don ? Ici, étrangement, votre croissance s’est arrêtée et votre don a cessé de se développer. Vous avez donc eu deux ans pour le faire grandir. Étrange, je vous aurais donné six mois. Votre don est donc très faible par nature. C’est fou à quel point vous êtes orgueilleuse et imbue de votre personne !
Je ne comprends pas le quart de ce qu’il dit, et je m’en fous. Je me lève en m’appuyant sur mes mains. Une douleur me transperce le ventre et j’ai la nausée. La balle se déplace dans mon corps. Je ne savais pas que c’était possible. Il faut que je parte d’ici. Trouver un endroit ou vomir. Revenir le tuer. Épouser le Château. Mes pensées sont floues. L’instant d’après,deux pieux traversent mes tibias. Je bascule ne avant et m’écrase au sol. Je le sens qui me soulève et me place sur son dos. Il est très fort, tout de même, pour sa morphologie.
-Je suis désolé, déclare-t-il, mais jamais je ne laisserai une telle bêtise se produire, même si vous en veniez à me vomir dessus.Vous ne me tuerez pas et ne mènerez pas une vie heureuse et répugnante de niaiserie avec un monstre.
-Le plus monstrueux ici n’est pas forcément celui à qui vous pensez. Et je L’aime…
Le choc est violent lorsqu’il me projette par terre avec rage. Il s’écrie :
-Il suffit petite insolente ! Ne voyez vous pas que j »essaie de vous aider ?! Pourquoi tout rendre difficile ?
-Le Château n’a aucune logique.
Il s’apprête à répondre, mais des rires et des pas détournent son attention. Deux enfants, un garçon et une fille, entrent en se chahutant.
-Mary ! s’exclame l’un. Après le goûter, on ira jouer dans le parc ?
-Mon lit, Peter, mon lit… Il y a du sang sur mon lit !
La fillette blonde écarquille ses grands yeux bleus, nous dévisage, enfin, regarde plutôt mes jambes avec effroi, longuement, comme si elle se demandait si elle devait hurler. Nous saluer ou s’enfuir ? Leur survie se résume à ce choix. Son frère l’imite, et au bout d’une seconde d’une exaspérante longueur, ils se mettent à, effectivement, hurler. Avant que le son ne franchisse leurs lèvres, Léonid Owens lève la main gauche et tout s’arrête. Les deux gamins ont les yeux exorbités et la bouche ouverte à en gober des mouches, pourtant, le cri s’y meurt avant même d’être né. Un autre geste et ils s’évaporent dans l’air. Une poussière dorée se répand dans la pièce et la nausée me reprend, parce que des petits bouts de macchabées entrent en moi par mes yeux, mes tibias qui peinent à se régénérer et ma bouche.
L’homme arbre à tasses me soulève et me cale sous son bras. Mes pieds raclent le sol. J’essaie de me débattre, mais j’ai perdu trop de sang. Finalement j’arrête parce que je suis convaincue d’une chose : il prétend que le Château est un monstre qui me manipule, mais il vient de tuer deux gosses. Je le sais car leur âme était humaine. Et cette idée, si je meurs, elle mourra avec moi. Alors autant me taire et accepter de côtoyer un monstre le temps de trouver le moyen de le tuer et de récupérer les voix.
Autrice : Sakura en sucre sous le pseudo « Sakura »