[Estyria, n°9]
J’atterris dans un espace glacial et sec, qui contrasta violemment avec la température et l’humidité de la forêt tropicale que je venais de quitter. Le sol était ferme sous mes bottes longues et souples. Contrairement à ce que j’avais espéré, la noirceur du lieu demeurait, même une fois qu’on était dans la pièce. J’entendis les bruits d’une brève chute derrière moi et de pas, étouffés par le sol. D’un geste purement habituel mais complètement inutile, je me tournai vers le nouvel arrivant et tentai de le distinguer.
-Erwan, tu es là ?, murmurai-je
-C’est moi, répondit-il sur le même ton. Émile arrive.
Je hochai la tête puis, me rappelant soudainement qu’il ne pouvait pas me voir, répondit par l’affirmative.
-Tu sais, déclara-t-il amusé, tu n’as pas besoin de répondre en plus de ton hochement de tête. Je ne suis pas aveugle et je sais très bien ce que cela veut dire, de secouer la tête de haut en bas.
Je m’immobilisai, soudain glacée. Mais le bruit d’une autre chute, beaucoup plus légère, dut détourner Erwan de notre conversation car il dit seulement :
-Ah, Émile, te voilà. Je te l’avais bien dit, ce n’est pas si haut ! Estyria, ça ne va pas ?
Sans bouger, frappée en plein visage par une déclaration anodine, je pus uniquement chuchoter, sans prendre moi-même totalement conscience de ce que je disais :
-Mais je ne vois rien, Erwan… !
Un ange passa dans la nuit qui m’entourait, puis la voix de mon compagnon de voyage s’éleva, enjouée comme auparavant -mais hésitante, terriblement hésitante.
-Ah, c’est une blague, c’est ça ? J’ai failli y croire, tu m’as fait une de ces…
-Je ne plaisante pas, Erwan. Je ne distingue absolument rien, je ne sais pas où nous sommes, je ne te vois pas, je ne vois pas Émile, d’ailleurs je me demande actuellement si ce n’est pas toi qui serait en train de me jouer un tour.
-Moi non plus, je ne vois rien, ajouta Émile.
-Vous… Vous êtes sérieux… ? Mais… Alors… Comment pourrais-je…
Je secouai la tête.
-Je n’en sais rien, c’est vraiment bizarre… Mais ça va sûrement nous être utile ! Tu n’avais jamais remarqué que tu voyais dans le noir ?
Il ne répondit pas tout de suite.
-Eh bien, déclara-t-il lentement, en prenant le temps de réfléchir, maintenant que tu le dis, mes yeux ont toujours été un peu bizarres… Ils faisaient des trucs, parfois, enfin, c’est…
Il s’interrompit et mon sang gela dans mes veines.
Derrière lui, un bruit de chute avait retentit, et nous l’avions tous les trois perçus, malgré les paroles d’Erwan. J’entendis des bruits de pas divers, venant de partout et nulle part, sans savoir si c’était mon ami ou quelqu’un d’autre qui se déplaçait. Indécise, les yeux ouverts le plus possible -sans aucun résultat- je tentai de me reculer doucement contre le mur.
-Qui êtes-vous ?, demanda Erwan à voix basse, tout près de moi.
Le ton de sa voix, celui du menacé et du menaçant, fit grimper la peur d’un cran dans mon corps. Le bruit d’autres atterrissages dans la pièce fit gravir à l’angoisse quelques échelons, et, lentement, elle se mua en une terreur glacée et sourde. J’avais froid, partout.
Erwan n’eut pas de réponse, si ce n’était le bruit sourd des pas sur le sol.
-Erwan, murmurai-je en agrippant désespérément son bras, qui est-ce ?
-Je ne sais pas, répondit-il au creux de mon oreille, ce qui me fit frissonner. Émile essaie de nous éclairer avec sa magie, mais il n’y arrive pas.
J’entendis un glissement de fourreau juste à côté de moi, provenant sûrement de l’épée de mon compagnon. Je l’imitai silencieusement, serrant mon katana silencieux comme une ombre, et tentant de trouver dans son étreinte un réconfort incertain.
Brusquement, un sifflement fendit l’air, juste à ma droite. Je me décalai par un instinct mais une pinte vint tout de même arracher un morceau d’étoffe sur mon épaule… accompagné d’un lambeau de chair. Je grimaçai de douleur mais d’autres sifflements se firent entendre du côté d’Erwan et d’Émile, me faisant oublier ma blessure. Je levai mon katana, voulu parer un coup miraculeusement entendu, mais mon arme était étrange entre mes mains. Je n’arrivai pas à retrouver les sensations que l’habitude leur avait données, je ne savais pas trop comment la bouger, elle pesait plus lourd que d’habitude…
J’arrêtai un coup très difficilement -ridicule- puis mon katana m’échappa des mains -pitoyable. Je me baissai pour le ramasser mais ne le trouvai pas. Pourquoi ne parvenais-je à rien ? D’ordinaire, ce combat aurait été d’une facilité déconcertante… Mes adversaires semblaient voir parfaitement dans l’obscurité, et commencèrent à me cribler le corps de coups. Frustrée, poisseuse de sueur et de sang, je criai :
-Je n’y arrive pas ! Erwan, aide-moi !
Les êtres qui m’attaquaient n’eurent aucune réaction, et mon compagnon ne fit que répondre d’une voix fatiguée :
-Moi non plus, je… Je n’arrive pas à combattre…
-Émile, aide-nous, je t’en prie !
-Je ne peux pas, répliqua sa voix fluette et angoissée, ma magie m’échappe ! Tout ce que j’arrive à faire d’habitude est devenu très très difficile !
Cette simple phrase fut une illumination dans mon esprit. Cette pièce étrange, ma passion de l’escrime qui m’échappait, Erwan qui avait aussi de grandes difficultés à se battre, le talent pour la magie d’Émile qui avait totalement disparu… Et si, et si c’était la pièce qui était à l’origine de cela, la pièce elle-même ? Une sorte de gomme qui annulerait nos capacités très développées… Une sorte de pièce anti-talents…
-Erwan, m’exclamai-je en me tirant de mes réflexions, on ne peut pas lutter, je t’expliquerai, il faut qu’on sorte, on ne peut pas tenir.
-Non, on devrait pouvoir…
-Ne fais pas ta tête de mule !, le coupai-je, énervée. Il faut qu’on s’en aille, nous ne sommes pas de taille !
-Mais pourtant…
-Erwan ! Pouvons-nous sortir, et par où ?
Sa réponse ne me parvint qu’après de nombreux bruits de lutte et des gémissements de douleur.
-D’accord, haleta-t-il, d’accord, Émile, essaie de trouver Estyria, on les repousse quelques secondes et on court, j’ai trouvé la porte.
Je hochai la tête, puis, mue par un élan énergique déterminé, je ramassai mon katana, me redressai et tentai tant bien que mal de repousser les assauts. Mon inexpérience, la difficulté que j’avais à effectuer le moindre geste que mon cerveau concevait et connaissait de manière limpide mais que mon corps ne savait plus, m’irritaient les nerfs. Étrangement, plus j’échouai, plus je m’énervais contre ce Château, contre ces pièces idiotes qui allaient jusqu’à m’ôter ma passion, mes dons.
Enfin, je repoussai mes adversaires un peu en arrière. Erwan devait me surveiller car il chuchota quelque chose, aussitôt Émile me saisit et nous nous élançâmes. J’avais l’impression que nous courions dans une ombre visqueuse et molle, à l’aveugle, mais ce n’était heureusement pas le cas : soudain, une lumière parut -aveuglante- et je fus poussée à travers la porte, vers une nouvelle pièce.
Autrice : Etincelle de Feu sous le pseudo « Etincelle de Feu »