Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA PIÈCE DE NACRE
LA PIÈCE DE NACRE

LA PIÈCE DE NACRE

Reven. Reven. Reven, Reven, Reven ! Reviens, Reven. Ne me laisse pas. Tu ne peux oublier, m’oublier, nous oublier. Il y a des fleurs qui ne se fanent pas, des oiseaux qui ne se taisent jamais. Tu sais, il existe des glaces qui sont éternelles ! Nous est de cette espèce. Tu ne peux pas tout rayer, comme une simple mention inutile, comme si rien n’avait existé ! Reven ! Oh, je t’en supplie, je te l’ordonne, s’il te plait, par pitié, pour moi, pour ce nous que tu piétines. Reviens…
Ces mots, les avais-tu pensés ? Avaient-ils seulement effleuré ton esprit ? Ou tes pleurs étaient-ils factices, ta peine une comédie ? Savais-tu comme je t’en voulais, alors, d’éprouver tant de peine, de tant la montrer ? Oui, je t’en voulais d’être la victime, entre nous deux. Je t’en voulais d’avoir le droit de prouver à tous ta douleur.
Car moi aussi, j’étais détruit.
Mais je n’avais pas le choix. Je n’ai jamais eu le choix. Je n’ai jamais eu que des impasses comme horizon, j’ai circulé à contre-sens, j’ai lutté contre moi-même, contre mes instincts, mais rien n’a vraiment changé. A part toi. Oui, je te regrette. Oui, je pense si souvent à toi. J’aimerais parfois, tout le temps même, recommencer. J’aimerais souvent aussi ne t’avoir jamais rencontrée. Parce que je ne peux imaginer un avenir où je ne t’aurais pas quittée. Parce que je ne peux imaginer un futur avec toi. Mais je ne peux pas vivre non plus si tu n’es pas là, toi que j’ai tant connu.
Je t’ai haïe, autrefois. Haïe d’avoir pu reconstruire, tandis que je stagnais là, dans ce palais blanc et rose où je me sens enfermé. Haïe d’être libre, quand je me débattais dans ce château monstrueux.
Je t’ai regrettée pour toutes les fois où ton parfum de rose me guidait. Pour toutes les fois où ton regard doux me poussait à continuer. Pour toutes les fois où tes mains guérissaient mon âme, en secret.
Quand je doutais, je voyais encore ta robe blanche et flottante, tes grands yeux ouverts qui me couvaient, tes joues roses, tes longs cheveux, fins et doux, ton sourire calme. Quand ta vision ne me suffisait plus, j’avais encore en moi ta voix, ta voix qui m’enivrait. Ta voix qui était miel, ta voix qui était caresse. Ta voix qui devenait soudain grave et adulte, toujours pleine de tendresse ! Et enfin, j’avais le souvenir de ces chaudes journées, terrés tous les deux sans les maisons de terre blanchie, échappant au regard aimant de notre mère. J’avais le souvenir des thés interminables dans l’arôme des épices, de la voix rauque du père, de sa barbe qui griffait nos joues, de ses départs sur la mer qui te fascinait tant. J’avais au fond de ma mémoire des images par milliers, des senteurs cachées, des mots qui résonnent encore.
Je me souvenais surtout de ces soirées sans fin, sur une terrasse, sous la Lune, sous son regard protecteur.
J’ai aimé ma mère. J’ai aimé mon père. Mais tu étais ma sœur.
Et cette pièce, c’était toi. Toutes ces courbes étaient ta tendresse, cette nacre était ton rire, son rose était tes pommettes ravissantes, son blanc était ton innocence, son lustre ta beauté. Ce palais était ta gloire et ton intelligence. De nos deux, tu étais l’ingénue ingénieuse, tu aimais les livres, surtout ceux qui parlaient d’aventures, tu aimais les piments, surtout ceux qui n’étaient pas du pays. Plus tard, tu as aimé les marins, mais tu préférais leurs récits. Tu riais devant toutes tes bêtises, car tu ne pensais jamais à mal. Tu as bâti des cabanes, appris à te battre, à penser, à te sortir de toutes les situations.
Pendant ce temps moi, quand je ne te suivais pas dans tes tribulations, j’apprivoisais des mots et des silences. Je respirais des nuits. Je me noyais dans des ciels étoilés. Je caressais des roses. Pendant ce temps, moi, je rêvais.
Cette pièce était toi, mais c’était avant tout mon rêve. J’avais rêvé d’un inconnu qui soit un absolu, j’avais rêvé de me perdre, j’avais rêvé d’ivresse. Quand je me suis retrouvé loin de mon monde, loin de moi-même, perdu, j’ai vite déchanté. J’ai appris que les contes mentent, que les poètes sont des aveugles et les musiciens des vendus. J’ai appris que les hommes sont méchants, qu’ils sont cruels, qu’ils sont des hommes et non humains. J’ai appris que le plus féroce des loups est un chiot devant le meilleur des nôtres.
J’ai survécu, si l’on peut appeler ça survivre. J’ai traîné ma carcasse dans la boue, sur les cailloux blessants, j’ai écorché mes rêves, j’ai oublié mes espoirs. Mais je suis en vie. Je ne crois plus aux Étoiles, plus à ce qui est fragile, plus à tout ce qui est beau mais éphémère. J’ai trop peiné sur le chemin. On m’a retiré ce en quoi j’avais foi. On a humilié ce qui comptait pour moi. On a ridiculisé mes tentatives de dignité.
Alors j’ai grogné avec les hommes, j’ai hurlé avec eux. J’ai trouvé une meute, j’ai laissé un voile rouge m’aveugler. Je ne crois plus en rien, ni même en moi.
Je n’ai plus que toi.
J’ai bâti un refuge qui soit à ton image. D’ici, je t’appelle. Te souviens-tu d’un frère au regard noir comme l’orage ? Te souviens-tu d’un frère qui ne parlait pas mais t’écoutait longtemps ? Te souviens-tu d’un gamin blessé que tu avais soigné ? Un petit animal taciturne, que tu as ouvert au monde ?
La bête a été blessée encore, la bête a souffert encore. Comme un coquillage qui n’attendait que ça, la bête s’est tue encore.
Peux-tu me retrouver ?
Il y a des siècles, je suis parti et tu ne m’as pas retenu. Il y a des siècles, je ne me suis pas retourné non plus.
Je t’attends. Je reviens.
Reven n’oublie pas. Jamais.

 Autrice : Shvimwa sous le pseudo « shvimwa »

 

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