Carnet de Devhinn,
Pièce perdue n°4 (soit la 48ème pièce)
À peine ai-je fermé la porte derrière moi, à peine ai-je croqué dans la barre céréale que la suite de ma première vie revient m’assaillir.
**
L’endroit est rude. C’est une sorte de cachot, avec une planche en bois pour dormir et un seau pour les besoins naturels, et moi, rationné toutes les douze heures d’une espèce de purée insipide. Où peut-être qu’elle a un goût, mais quoi que je fasse, je revois le poignard enfoncé dans le dos de Maxime, ligoté à la chaise. Étrangement, je suis devenu bien plus réaliste.
L’homme qu’ils appellent « Château » apparaît derrière les barreaux. Je n’aimais pas son expression ironique (et elle me débecte toujours aujourd’hui), mais c’est la seule personne que je connaissais, bien qu’elle aie tué mon ami.
« Je veux te donner ta chance, petit. Personnellement. »
Oh, il m’a dit beaucoup de choses, et je me souviens de tout, mais cela m’a amené à prêter serment sur ma vie, pour lui. Je me revois manier ma première épée, apprendre à torturer avant de tuer… J’étais complètement inoffensif pour lui, et extrêmement dangereux pour les autres.
Au fil des mois, tous ses sbires me respectaient. J’avais tant tué pour lui sans mourir que l’on me craignait même. Et je ne me rendait plus compte. Maxime était déjà une vieille photo floue.
Et puis un soir, alors que je terminais un combat rude contre des elfes ennemis, leur chef que j’allais achever dit quelque chose en ancien elfique. Je ne sais s’il s’agissait d’une formule magique, ou d’une simple phrase d’honneur, mais je me suis rappelé de tout, exactement à ce moment, mon épée lui transperçant le cœur. Les portes du château, Maxime, moi-même. Et j’ai pris conscience des dégâts que j’avais commis au nom du Château.
En rentrant dans ses appartements pour rapporter le combat, je me suis approché de lui avec ma lame dans le dos, tout en lui parlant. Ma respiration saccadée, je sentais mes mains trembler. Et lorsque le Château me dit : « T’ai-je jamais menti ? », je le vit exécuter une pirouette avec sa main avant de sentir ma propre arme me percer le dos à mon tour.
**
Je laisse tomber la barre céréale sur le sol et m’agenouille. Revoir en détail toutes ces personnes que j’ai tuées… J’ai presque l’impression de les tuer une seconde fois. J’aimerais pouvoir dire que c’est un autre moi qui a fait ça, mais quelle que soit ma vie ce sont mes actes.
Relevant la tête, je remarque une imposante gravure sur le mur à ma droite. Cela représente une sorte de monstre aux teintes vertes et rouges tombant dans un gouffre.
C’est moi ou bien…
Une minute.
Cette créature, c’est la Créature, traversant le plancher de la pièce 1000 et laissant sur les parois des traînées de sang vertes et rouges.
Intrigué, je m’approche. En petit, en plissant les yeux, je remarque des petits personnages gravés de dos autour de la Créature. Et j’en reconnais certains. Une louve sautant à sa suite, un mage avec son bâton, un petit bonhomme, un nain et une créature bleue, un jeune elfe tireur. Et là, non loin, un garçon tenant une lame en or.
Me voir sur cette gravure me donne une impression étrange. Comme si j’avais aidé à tourner une page de l’histoire avec ces autres aventuriers. J’effleure mon image de la main, et alors quelque chose d’étrange et de douloureux se produit. La pièce rouge dans ma poche se plaque contre ma peau brutalement, et ma rune elfique au fer rouge sur mon bras droit me tiraille sans prévenir.
Je tombe à la renverse.
** (Au sortir de la pièce 1000)
Je me vois sauter derrière la louve. Je n’avais pas hésité. J’ai vu la louve tomber derrière la Créature, masse visqueuse sans pitié, puis j’ai sauté, avec le petit grand nain. Ma chute n’a pas été longue. Parce qu’elle n’est pas arrivée où elle aurait dû.
Je me vois tomber sur un rebord à mi-chemin du fond du gouffre. Sauf que je ne reste pas à m’observer, mais je continue de tomber. Alors que ce n’est pas possible. Je ne suis jamais allé plus bas.
Dans les airs, je vois non loin de moi celle qui s’appelle Ombre, ainsi que le mage dont le nom est Jad. Plus bas, je crois discerner la fille aux yeux violets, qui s’appelle Analayann, et plus bas encore le petit grand nain, qui n’a pas l’air d’être accompagné de son ami bleu à écailles. Enfin, la fille louve, Louvelo, doit être encore plus profond. Mais je commence à voir le bout de ma chute (suis-je d’ailleurs réellement en train de tomber où à la place de quelqu’un qui tombe ? impossible de le savoir maintenant).
Le fond se rapproche. Étrangement, il a l’air à la fois transparent et verdâtre. Mais grandissant à vue d’œil devant moi, je me rends compte qu’il s’agit de la Créature lorsque je vois le petit grand nain plonger dedans à grande vitesse, puis Analayann, dont un animal sort de la poche de justesse. J’ai à peine le temps de prendre ma respiration que je me retrouve déjà à l’intérieur du monstre. À l’intérieur de la Créature.
Je confirme, je tombais réellement, parce que sinon je n’aurais pas senti la mélasse servant de corps à la Créature se frayer doucement un chemin dans mon œsophage. Déjà je sens ma vue se brouiller. J’ai beau gigoter dans tous les sens, c’est comme si je nageais dans de la purée, et mon dieu quel goût atroce ! Je ne sais pas où je suis – où est la Créature -, ni pourquoi je suis là, mais je vais mourir.
Je vomis la gelée sur les pavés en ouvrant les yeux. Je ne sais pas par quel tour de magie nous sommes sortis de la Créature, mais au fond je préfère ne pas savoir. Par contre il y a le petit grand nain au-dessus de moi, et pour le coup c’est plutôt intrigant étant donné qu’il est censé être mort.
– Merde, dis-je simplement. Merde, t’es vivant !
Il sourit fièrement, se lève et me tend la main pour que je me lève à mon tour. C’est un truc de fou, je suis à la fois remonté dans le passé, dans un autre « moi », et le PGN n’est pas mort. Je le serre dans mes bras une fois debout :
– Comment… Pourquoi est-ce que…
– Trop long, répond-il. On verra plus tard. Il faut qu’on rejoigne les autres.
Je me retourne alors, et remarque le reste du groupe en train de se relever. Ils nous voient, et s’avancent vers nous. Mon euphorie est à son maximum, retrouver autant d’aventuriers d’un seul coup est un véritable coup de chance. Je lève les bras pour les accueillir, Jad, Louvelo, Ombre, et Analayann, qui marche devant, l’air à la fois perdue et furieuse. Je comprends trop tard.
Analayann me saute littéralement dessus et m’assène de coups de poings. Mon temps de retard m’empêche de me défendre assez vite, et je sens l’un de ses coups me percer la lèvre inférieure.
Peu après, je place mon bras droit en rempart de mon visage, du sang chaud dégoulinant le long de ma joue. Autour de nous, le petit grand nain et les autres tentent de nous arrêter, en vain.
– Tu sais ?, demande-t-elle les larmes aux yeux. Tu sais ce que ça fait ? De ne plus se souvenir de rien ? D’avoir tout oublié ? Tout ! Tout même son nom ! D’où tu viens ! Qui tu es ! Ta famille ! Tes amis ! Tes envies ! Tes peurs ! Tes craintes ! Tes rêves ! Tout ! Tout ! TOUT ! Est-ce que tu sais ? Hein ? Non ? Tu t’en fous ? Crève ! Crève ! CRÈVE ! CRÈVE !
Toutes ces paroles, le ton désespéré qu’elle emploie me transpercent le cœur. Je voudrais répondre que oui, je crois comprendre. Que je ne veux pas lui faire de mal. Mais je suis si ému par tout ça que je ne fais rien. « Crève ! Crève ! CRÈVE ! CRÈVE ! » Et si je mourrais ? Ce ne serais pas si grave après tout, cela ferait au moins une heureuse. Mais là je ne décide de rien. Je ne fais qu’observer Analayann droit dans les yeux, ses grands yeux violets humides à cause de sa colère et son désespoir, en me laissant rouer de coups, avec pour seul défense mon bras endolori.
– Et ça t’a pas suffit en plus ! Il a fallut que tu marques ma peau ! Que tu la graves ! À jamais ! Que tu y inscrives des runes ! Que tu laisses ta marque ! Une trace supplémentaire de ton passage ! Au fer blanc !
Ai-je vraiment fait ça ? Je ne sais plus, je ne crois pas, mais je ne suis plus sûr de rien.
– C’est là que tu te trompes.
Je n’ai pas le temps de me demander à qui est cette voix. Le petit grand nain me donne la réponse :
– Mon frère ?
Merde. Trois fois merde. Il ne manquait plus que lui.
La suite se passa étrangement vite et de manière étrangement… Étrange. J’entends le grand petit nain, Analayann et les autres discuter, à un moment « ce n’est pas lui qui t’a fait ces marques », puis elle, la fille aux yeux violets, me relève. Ce geste me surprend, particulièrement parce que le dernier contact de cette main n’était pas un soutien mais une baffe. Cela dit, je ne m’y attarde pas.
Ensuite s’engage un combat que je ne comprends pas bien, encore assommé. À un moment, je me rends compte que j’enchaîne deux meurtres avec mon épée en or, que je n’avais même pas remarquée avant.
Mais les soldats affluent en masse, et même notre expérience de combat efficace ne suffit pas. Je remarque la présence d’Aden, fils maléfique du Château, en train de nous combattre également. Et deux minutes plus tard, nous sommes tous maîtrisés, même l’espèce de panthère ailée qui a tenté de fondre sur Aden.
Tenus en joue, nous ne pouvons plus rien faire, et mon épée redevenue pièce est confisquée. Je n’écoute – ou n’entends – plus rien, et me laisse faire comme un pantin. J’ai simplement la tête levée lorsque l’on m’emmène avec le petit grand nain, pour mémoriser une dernière fois le visage de la fille aux yeux violets, dans l’espoir de pouvoir revenir comprendre. Son histoire, comme la mienne. Et l’histoire de tous les aventuriers ici d’ailleurs.
Dans un renfoncement de la salle, il n’y a plus que moi, le petit grand nain, et son frère qui jubile, ainsi que trois soldats, le tout marchant vers une porte de sortie. Sauf qu’il y a un truc bizarre. Plus bizarre que tout ce qui vient de se passer évidemment, sinon ce ne serait pas drôle. Je disparais. Le PGN, se rendant compte du problème, m’appelle :
– Devhinn ! Eh, Devhinn !
Et là une chose étrange se produit à nouveau (et très sincèrement je m’y perds aussi). Le petit grand nain relève la tête, comme si une main invisible l’avait frappé au front, et son regard reste un moment dans le vague avant que son visage se baisse à nouveau. J’essaie de l’appeler en gesticulant avec ce qu’il me reste de corps, mais rien n’y fait. Son frère, qui m’avait vu commencer à disparaître, est de nouveau en train de jubiler devant comme si de rien était. Idem pour les soldats autour. Je disparais complètement. Physiquement, et de leur mémoire de ces dernières minutes. Parce que je n’étais pas censé être ici, au fond de ce gouffre, avec ces aventuriers, mais juste seul dans mes pièces pleines de souvenirs douloureux.
Seul. À jamais.
**
Ma main est repoussée par le mur et la gravure disparaît à vue d’œil. Paniqué, cherchant à comprendre sans issue tout ce qui vient de se passer, je colle à nouveau ma main à l’emplacement de mon personnage.
Rien. Rien, sauf la disparition complète de la gravure. Et moi qui traverse la paroi.
Auteur : un gars…, sous le pseudo « un gars… »