Exploratrice : Saralé. Saison 2 – Episode 8.
Nos pieds franchissent le seuil de la porte. Aussitôt, un air de musique nous parvient aux oreilles. Dans un premier temps, ce n’est que ça –un air, une mélodie soufflée au vent, porté par les courants puis, à mesure que nous nous rapprochons et que nos pas nous poussent vers ces notes emplies de couleurs, d’une joie presque insouciante, la musique gonfle et grandi, des paroles se dissocient du chant des instruments, et l’on tend l’oreille pour écouter, comprendre, emmagasiner cet air d’un autre monde, mais, avant tout, pour le ressentir. Pour se laisser entraîner pas la mélodie, par le chœur, par ces voix, doux barritone et soprano fluette.
Tellement captivée par la mélodie, c’est à peine si je remarque les boules de cristal qui pendent du plafond voûté, rappelant une coque de bateau. Elles forment une constellation d’étoiles qui oscillent doucement sur leur pendule, en petites vagues régulières, portées par une douce brise. Même le sol recouvert d’un intelligent entrelac de mosaïques, qui ne peuvent être que l’œuvre d’un artisan maître dans son art, n’arrivent pas à retenir mon attention. Les lumières qui percent les fenêtres, la poussière qui volette dans la salle, les rubans qui gisent sous nos pieds–non, je ne vois rien. Je ne sens rien. Je ne touche rien. Seul, j’entends. Seul, j’écoute. Mes sens sont anesthésiés, inhibés, à l’exception de mon ouïe.
Les pas de Miri font écho aux miens, glissant par à coup saccadés vers la source de la musique. Un frisson nous parcourt. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, nous nous retrouvons au milieu d’une foule de danseurs, de toutes les espèces possibles et imaginables. Un peu à l’écart, nous hésitons un peu, sans savoir trop quoi faire. Les rejoindre ? Ou non ? Nous savons que nous ne pouvons pas faire confiance aux habitants du château ; c’est toujours prendre un risque que quelqu’un nous plante un couteau dans le dos quand on s’y attend le moins. Jusque-là, nous avons eu de la chance mais on ne sait jamais ce qui peut arriver.
Après un court conciliabule, nous optons pour les observer un petit peu, avant de faire quoi que ce soit. Déjà que nous n’avons pas été très prudentes, à nous laisser entraîner ainsi, autant ne pas tenter le diable. Mais notre bonne résolution est brisée d’un coup lorsque quelqu’un nous attrape par la main, et avant de nous laisser entraîner, j’entends Miri souffler un « Oh !… Et puis pourquoi pas, après tout ! » résigné. Et nous nous fondons dans une ronde vivante qui se brise, devient serpent ondulant avant que tête et queue ne se rejoigne, puis que le cercle se scinde en deux, l’un encerclant l’autre, et ainsi de suite, dans une chorégraphie se répétant à l’infini. Nos pieds nous semblent léger, libéré de leur poids par les notes qui nous envahissent.
Des mots se dégagent parfois de nos compagnons. D’autres fois, des éclats de rire fendent l’air, arrachant des sourires ici et là. Je croise le regard d’un grand gaillard à la chevelure bleu, d’une jeune fille dont la robe semble avoir été cousue sur elle. Un jeune homme au visage avenant attrape le regard de ma sœur, puis sa main, et elle se retrouve au milieu du cercle, virevoltant dans les bras de son partenaire. Elle semble heureuse, même si je sais qu’elle préférerait mille fois cette danse avec un autre partenaire.
Je ne sais pas combien de temps nous dansons ainsi, au milieu d’elfes, d’humains, de nains et de pixies. Nous laissons les secondes passer sur nous, les minutes s’envoler, et les heures s’écouler tranquillement.
Enfin, essoufflées mais repues, contentes de nous être dépensés autrement que dans une course contre la montre, avec dix hordes de guerriers nous pourchassant, nous nous séparons de la ronde. Nous ne sommes pas les seules : d’autres danseurs sont rassemblés autour de tables, assis sur des bancs ou des chaises, un gobelet à la main. Ils bavardent entre petits groupes, observent leurs compatriotes encore sur la piste de danse ou grignotent quelques hors d’œuvres avant de replonger dans la ronde. Et…
« Sara ! Regarde ! »
Les yeux de Miri sont rivés sur les assiettes de hors d’œuvres, de pâtisserie et apéritifs en tout genre. Son expression est juste… A mourir. Ses yeux lui sortent de ses orbites (figurativement, j’entends), son sourire lui remonte jusqu’aux oreilles et tout son corps est tendu vers les assiettes en question, comme si elle se retenait de se jeter sur la table et de tout dévorer d’un coup. Enfin, ça peut se comprendre. Même si nous avons, jusqu’ici, toujours réussi à manger plus ou moins à notre faim, les occasions d’avaler maints mets gourmets étaient quand même rares. Je vois presque de la bave perler au coin de ses lèvres ! Et juste pour cinq minutes, j’ai envie de la faire tourner en bourrique, comme quand nous étions petites. J’aperçois une petite dame qui est présentement en train de se goinfrer de petits fours, et ni une ni deux, je réponds à Miri, faisant semblant d’avoir mal compris :
« Ouiii, j’ai vu ! Ces cheveux sont ma-gni-fiques ! Je me demande comment elle a fait, pour avoir une teinte comme ça ! »
Et vu sa tête, ça marche. Elle me regarde comme si… Bin comme si j’en avais deux, justement.
« Et elle a dû prendre trois heures, rien que pour faire ses tresses. Déjà que moi, pour en faire une, il m’en faut bien dix, mais elle… Je n’arrive même pas à toutes les compter. M’enfin, ce sont surtout ces poignards, qui sont impressionnants. Même d’ici, on peut voir que c’est de la qualité. Tu vois les motifs, sur le manche ? C’est une marque d’un fabriquant d’armes très célèbre, O… »
Je m’arrête. O quoi, au juste ? Je sais que je devrais le savoir mais le souvenir reste bloqué à la surface. Est-ce que… Je la regarde à nouveau, de haut en bas. Une seconde pour ses tresses parsemées de filaments blanchâtres qui contrastent avec la richesse de leur couleur, d’un rouge éclatant. Au bout de trois, mes yeux ont survolé sa chemise en lin blanc, avec des manches bombantes retenues au poignet, son pantalon de cuivre souple serré à la taille par une ceinture noire et ses bottes en cuir qui lui remontent jusqu’au bas des genoux. A cinq, j’ai répertorié toutes les lames accrochées à sa ceinture et celles attachées à ses cuisses : 27, pour être exact. Mais rien de bien étonnant à cela : la moitié de la pièce est armée jusqu’au dent. Et même quand je la regarde, rien ne me saute aux yeux. Absolument rien. Non, c’est seulement ce poignard qui m’évoque… Quelque chose.
Mais avant que je ne puisse l’observer de plus près, Miri me tire par le bras, direction : le buffet. Son regard exaspéré me montre qu’elle a bien compris que je me moquais d’elle mais elle est trop captivée par l’amoncellement de petits plats pour m’en tenir rigueur. Je l’accompagne, parce que, bin… Je suis humaine, et qu’à un moment donné, résister ne sert à rien. L’appel de la nourriture est plus fort que tout.
Après avoir rempli nos assiettes de tous les amuses gueule possible et imaginable, nous trouvons un banc où nous asseoir. Je cherche du regard la petite dame, et je l’aperçois en train de s’éclipser vers une porte dérobée, juste à côté d’une fenêtre. Flûte ! Je jette un regard à Miri, mais elle ne semble pas remarquer mon malaise, pas plus qu’elle n’avait remarqué mon lapsus, tout à l’heure. Roh, et puis tant pis ! Je suis sur mes pieds et je cours en direction de la porte. J’attrape Miri au passage et dans ma précipitation, la moitié de son plat tombe par terre.
« Maiiiis euh, Sara ! Fait gaffe ! »
« Pas le temps ! Tu vois la dame, là ? Suis-moi, il ne faut pas qu’on la perde de vue. Son poignard, il me rappelle quelque chose et je pense que ça a un lien avec ma première année dans le château ! »
Moins de dix secondes plus tard, nous sommes devant la porte. Je tourne la poignée et, miracle, la porte n’est pas verouillée. Nous franchissons le seuil de la porte lorsque…
Autrice : Enfant des mers, sous le pseudo « Enfant des mers »