Nous nous hissâmes à l’intérieur du rectangle lumineux. Mes yeux mirent quelques instants avant de s’accommoder à la luminosité importante de cette autre pièce, le temps pour mes narines de percevoir une odeur composée d’un mélange d’humus, de végétation et, si caractéristique, d’air chauffé par le soleil. En effet, je pouvais deviner en plissant les yeux, haut dans ciel, le soleil. Il dardait ses rayons sur nous en réchauffant nos peaux, et une petite brise tiède faisait voler nos cheveux. Cela m’apaisa. Je fermai les yeux et respirai profondément, faisant entrer dans mes poumons encore irrités par la fumée de la pièce-volcan un air pur et revigorant. J’entendis Etincelle inspirer et expirer lentement ; je calquai ma propre respiration sur la sienne.
Lorsque je rouvris les paupières, mes pupilles rétrécies pouvaient à présent discerner le paysage qui nous entourait. Car nous étions bel et bien en pleine nature. Un champ d’herbes hautes s’étendait devant nous. Devant nous, et à droite, à gauche et derrière ; de partout. Cette pièce était une véritable prairie. Une prairie dont nous ne distinguions pas les limites. Je fis quelques pas, imitée par ma chère acolyte ; les herbes nous arrivaient à mi-cuisse. Il y avait des herbes variées que je ne connaissais pas, et des graminées, ainsi que des fleurs sauvages : coquelicots, boutons d’or et bleuets piquetaient l’étendue verte de taches colorées. Le vent les faisait onduler en vagues légèrement bleutées, suivant un rythme irrégulier et hypnotisant. On aurait dit une photographie que l’on trouve dans ces livres de voyages que j’adorais.
– Quelle direction prenons-nous ?
Je reportai mon attention sur Etincelle, qui avait prononcé ces mots d’une voix claire. Le soleil faisait ressortir ses yeux sombres et mettait en valeur son regard doux mais déterminé.
– Bonne question… Je propose qu’on marche droit devant nous jusqu’à ce qu’on rencontre quelque chose. Une porte, quelqu’un, je ne sais pas ce qu’on peut trouver mais il doit bien y avoir une sortie quelque part !
– Oui, je pense que c’est que c’est le mieux qu’on puisse faire. De toute façon, nous n’avons pas vraiment d’autres solutions…
Nous nous mîmes en marche, nos pieds foulaient les herbes avec un petit bruissement. Du pollen et des graines s’accrochaient au bas de nos pantalons, sans doute en quête d’un autre terrain fertile où pousser. Des insectes voletaient tout autour de nous en nuées colorées. L’un d’eux se posa sur le bras d’Etincelle ; nous l’observâmes avec attention. C’était un petit scarabée à la carapace orangée qui chatoyait de reflets irisés, et ses antennes s’agitaient dans tous les sens.
– Il est magnifique…
Je relevai la tête. Nous avions prononcé ces mots en même temps, dans un murmure. Nous nous sourîmes puis reprîmes notre route. Nous marchâmes encore pendant un ou deux kilomètres environ. Décidément, cette pièce, enfin si on pouvait appeler cet endroit une pièce, était gigantesque.
Ce fut Etincelle qui rompit à nouveau le silence bruissant du vent dans les herbes qui s’était installé entre nous.
– Tu viens d’où, au fait ? Tu m’as dit que tu t’étais retrouvée par accident dans la pièce dans laquelle on s’était rencontré… mais comment avais-tu atterri là ? Si ce n’est pas indiscret, bien sûr.
Sa dernière phrase me fit sourire. Non, bien sûr que non, que ça n’était pas indiscret. D’ailleurs, tant qu’à passer du temps ensemble, autant en profiter pour discuter.
– Eh bien… C’est que je ne sais pas vraiment par où commencer…
– Nous avons tous notre temps, reprit-elle joyeusement, ne t’inquiète pas !
– D’accord. Alors… Il y a quelque temps je vivais avec mes parents, mon grand frère et ma petite sœur, dans mon village. Mais un jour, mon frère a disparu, et…
Je vis son visage s’assombrir.
– Ça ne va pas ? lui demandais-je.
– Oh… tu sais, j’ai aussi… J’avais aussi un grand frère. Il… Il voulait explorer le château, mais… Il est tombé malade. Un virus foudroyant, les médecins n’ont rien pu faire.
Je restai silencieuse. Je ne savais pas quoi dire… Parfois, le silence est plus utile que les mots. Je la laissai continuer.
– La maladie l’a emporté en une semaine. Il n’a jamais pu réaliser son rêve de voyages… Alors je suis ici en sa mémoire, je découvre moi-même ce qu’il aurait aimé voir… Mais il me manque terriblement.
L’histoire d’Etincelle me toucha. Elle s’était livrée à moi, qui lui étais inconnue il y a quelques jours. Reconnaissante, je continuai la mienne.
– Je comprends… Moi aussi, tu sais… Il n’est jamais revenu au village, et ce pendant… Longtemps. Alors je suis partie à sa recherche, dans l’espoir de recroiser sa route. J’ai rencontré de nombreuses personnes, généreuses, qui m’ont aidée, hébergée ou bien nourrie, mais aussi… malintentionnées, pour certaines. Du moins, je suppose. Car je me suis retrouvée ici, au Château, dans la pièce aux blocs de pierre, avec un monstre en face de moi. J’étais totalement perdue… Je ne me souvenais de presque rien, uniquement ce que je t’ai raconté. Aucun souvenir précis, aucun détail. Je ne peux plus te dire le nom de mon village, ni le métier de mes parents, et encore moins la route que j’ai suivi pour arriver ici. Et puis, lorsque je me suis éveillée au Château, j’avais des traces de lutte sur mon corps, des bleus et des égratignures. Comme si je m’étais débattue… Je n’avais pas non plus mon sac avec moi, et je ne m’en séparais jamais auparavant, on a dû me le prendre… Je ne sais vraiment pas ce qui m’est arrivée, ni pourquoi je suis ici. Mais, à mon avis, quelqu’un ou quelque chose m’y a forcé.
Je marquai une petite pause. Me remémorer les quelques bribes de mon passé m’avaient rendue un peu nostalgique… Mais je repris, essayant de chasser la mélancolie.
-Je sais juste que je suis contente que tu sois arrivée !
– Moi aussi, Ourite. Moi aussi… Ton histoire, elle est étrange… Mais on essayera de trouver qui t’en voulait, je te le promets. Et j’espère qu’on pourra retrouver ton frère.
Je la remerciai. En somme, mon frère n’était pas mort, alors je pouvais m’estimer chanceuse d’avoir un espoir de le revoir un jour…
Le soleil commençait à baisser vers l’horizon, qui pâlissait de couleurs pastel, mais la température restait douce. Nous allongeâmes le pas, espérant trouver une quelconque sortie rapidement. La nuit allait sans doute tomber dans quelques dizaines de minutes, et nous ne voulions pas être surprises par l’obscurité naissante.
Toujours des herbes hautes, partout, et nulle trace de porte. Le bruit des grillons s’élevait désormais dans l’air tiède, et quelques cigales stridulaient, ce qui produisait avec le vent, une petite musique très agréable. Bien que nous ayâmes accéléré, la nuit fut plus rapide que nous, et bientôt nous ne vîmes plus que l’horizon, loin devant nous, à peine plus clair que le reste du ciel. Nous nous arrêtâmes pour allumer une torche. Etincelle étaient en train d’en sortir une de son sac, lorsque je l’interrompis en posant ma main sur son bras. Sans un mot, elle suivit mon regard, porté sur une petite tâche lumineuse à quelques mètres de nous, au sol. S’en exhalait un faible halo jaune qui éclairait la silhouette sombre des plantes. Petit à petit, des grains de lumières identiques s’allumaient un peu partout au sol. Des vers luisants… D’abord quelques-uns, disséminés dans l’immensité de la prairie, puis d’autres, et encore d’autres, et bientôt ce fut un tapis lumineux qui s’étendait à nos pieds. Leur lumière éclairait nos visages émerveillés par cette atmosphère féérique. Nous nous remîmes à marcher, lentement. A chaque pas, des nuages brillants s’envolaient autour de nous, et allaient se poser un peu plus loin. La torche était désormais inutile…
Rapidement, nous distinguâmes devant nous un point plus lumineux encore que le sol. C’était, sans aucun doute, la porte tant cherchée. Les insectes s’étaient posés par millions sur l’encadrement, le battant, la poignée, comme aimantés par le panneau de bois. Nous nous approchâmes, heureuses d’avoir enfin trouvé la sortie. Bien que cette pièce soit très agréable, nous devions continuer, car qui sait si, sous ses apparences agréables, ne se tapissait pas quelque chose de dangereux. Il ne fallait jamais faire confiance au château…
Ce qui était étrange, c’était que la porte n’était pas encadrée dans un mur. Elle était… là, se dressant, seule au milieu des herbes. Lorsque nous ne fûmes plus qu’à quelques mètres, nous découvrîmes alors que les insectes posés dessus, n’étaient non pas attirés par elle, mais émanaient d’elle : ils sortaient par la serrure en un flot continu, toujours plus nombreux et lumineux. Les vers luisants avaient été notre phare ; grâce à leur lueur nous avions pu atteindre la porte. La porte qui menait à la pièce suivante… Que pouvait-elle bien contenir ? D’autres insectes ? J’approchai doucement les doigts de la poignée, faisant s’envoler une nouvelle nuée, puis les posai dessus. Le bois était tiède, presque chaud. Cela me donna un peu d’assurance, et je baissai la poignée, entrouvrant la porte. Cette fois, ce furent tous les vers luisants posés sur la porte qui s’envolèrent. Ils étaient des milliers et des milliers, tourbillonnant autour de nous, et bientôt nous furent aveuglées par leurs trainées luminescentes. Nous ne distinguions rien d’autre, comme lorsque nous fûmes entrées dans cette pièce il y a quelques heures. Je pris la main d’Etincelle, et fis un pas en avant, franchissant la porte. Entrées dans la lumière, et sorties par la lumière…
Autrice : Ourite, sous le pseudo « Ourite »