Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA PIÈCE AUX FEUILLES MORTES
LA PIÈCE AUX FEUILLES MORTES

LA PIÈCE AUX FEUILLES MORTES

Aifé

Cela fait plusieurs minutes que je marche dans cette pièce humide, et froide. C’est un long couloir, assez large, les murs soutenus par des arbres presque morts, quand bien même le sang circulerait encore dans leurs veines, dans leur chair, quand bien même la sève coulerait encore dans leurs branches dénudées.

A leurs pieds, recouvrant la surface du sol : un tapis de feuilles couleur d’automne. Rouges, jaunes, ocres, oranges, noires, décolorées, abîmées, déchiquetées, comme si ces quelques feuilles auparavant au sommet de ces arbres morts avaient bataillé contre le vent et la pluie.

En parlant de pluie, quelques gouttes commencent à tomber, tassant d’avantage cet amas de feuilles mortes. J’avance de quelques pas encore, puis me fige.

-Je suis ton contrôleur de missions. Je m’appelle Eiael.

Je me retourne, lentement, et incline légèrement la tête. Un homme plutôt grand, assez jeune, deux ailes blanches dans le dos, un air calme sur le visage, presque attristé. Un ange.

-Où est le Seigneur ? Pourquoi est-ce vous qui venez ?

Il s’avance. Je recule. Un léger sourire éclaire son visage, un bref instant.

-Il a trop de guerriers sous ses ordres pour s’enquérir lui même de vos missions. Il viendra de temps en temps, mais c’est moi qui m’occupe des brebis égarées.

-Je ne suis PAS une brebis égarée.

Un léger rire amusé résonne dans la pièce, alors que la pluie m’accable d’avantage, alourdissant l’atmosphère.
Elle tombe en fines gouttes sur mon corps, chargeant mes cheveux de perles d’eau.

Je me surprends à espérer qu’il abrège ce débriefing, songeant que ses remarques commencent à devenir lourdes, comme le poids du ciel sur mes épaules, comme le poids de la pluie.
L’homme en face de moi reprend l’échange, d’un air soudainement sérieux.

-Mission effectuée ?

Je hoche la tête.

-Pas de problèmes en cours de mission ?

-Pas vraiment. Les paysans ont pensé pouvoir me tuer avant que je n’applique les ordres du Château.

-Un Homme apeuré est capable des pires folies.

-Je suis bien placée pour le savoir.

Eiael me regarde droit dans les yeux. Ses prunelles vertes pâles me pétrifient. Il s’avance, et je n’ai même pas la force de reculer.
Je ne reprends contact avec la réalité que lorsque sa main caresse ma joue, avec tendresse. Je l’écarte brusquement.

-Je ne veux pas de votre pitié, Sire Eiael !

D’humeur chagrine, il s’écarte, et murmure.

-Combien en as tu tué, Aifé ? Combien d’enfants ?

-Foutez moi la paix ! Je n’ai pas le choix !

-On a toujours le choix, princesse… Toujours…

-Vous avez fini de m’emmerder ?!

Il éclate de rire, mon attitude ne semblant pas l’énerver.

-Je te donnerai les informations nécessaires pour ta prochaine mission, et je passerai régulièrement. A ce soir !

-Quoi ?!

Mon ton catastrophé l’amuse d’avantage, et alors qu’il s’apprêtait à partir comme une fleur, il se retourne et me sourit radieusement. Il m’énerve…

-Et bien, je mange avec toi, ce soir ! Non ? Tu n’as pas envie de passer du temps avec ton meilleur ami ?

J’articule dans la mesure où je peux articuler, les dents serrées.

-On n’est pas « amis ». J’apprécierai que nos rencontres soient simplement professionnelles, et provoquées par les missions, Sire Eiael.

Il me répond d’un ton froid, reprenant son rôle d’Initié par le Château.

-Je suis ton supérieur hiérarchique, et je suis en droit d’exiger que nous nous voyons régulièrement. De plus, c’est moi qui planifie nos rendez-vous, donc si j’ai envie de te parler, je te parle.

Je baisse la tête. Pourquoi est ce que je me permets de lui parler ainsi ? Sans doute son jeune âge et son ton amical me mettent ils en confiance ? Mais je ne dois pas lui faire confiance, je ne dois pas m’attacher à quelqu’un, je ne dois pas ! Non !
Je commence à râler, cet ange m’énervant indéniablement.

-Vous êtes encore plus pénible que le Château !

-Il ne serait pas très heureux de te l’entendre dire…

-Mais partez, et foutez moi la paix !

Il disparaît, me faisant sursauter. Apparemment les anges savent se dématérialiser sans aucun problème… Je reste seule dans la pièce aux arbres morts. La pluie tombe plus drue, encore.

Quelques feuilles tombent autour de moi. Le vent est plus fort, fouettant mon visage, la pluie dégoulinant sur ma peau pâle.
Mon cœur se serre, lorsque je repense à ma situation pitoyable.

J’ai prêté serment, j’ai perdu Lià, j’ai prêté serment, j’ai accompli une mission au goût de cendres, j’ai prêté serment, j’ai un contrôleur de missions particulièrement pénible, j’ai prêté serment, le Château peut lire dans mes pensées et parler dans mon esprit, j’ai prêté serment.

Je me suis enlisée jusqu’au cou dans une matière que je n’ose même pas vous décrire.

Les feuilles tourbillonnent, puis retombent au sol, gorgées d’eau. J’ai le cœur aussi lourd que ces feuilles en fin de vie.

Je me sens emprisonnée, je me sens oppressée, je ne me sens plus moi même, comme si j’étais un de ces arbres à qui on arrachait chaque parcelle de liberté, alors que leurs racines les tirent vers le sol, vers ce monde empli de cages et de désespoir.

J’ai déjà touché le fond.

-Est ce qu’un oiseau en cage peut encore voler ?

C’était la voix d’Eiael. Elle résonne, encore et encore, dans cette pièce humide, comme mes yeux desquels les larmes perlent déjà, menaçant de s’écouler.

Je ne suis pas un oiseau en cage. Je suis seulement un oiseau à qui on a arraché les ailes, emprisonnée par un maître cruel l’utilisant comme oiseau de proie.
La pièce est calme. Le vent secoue encore les branches. Tous les joyaux dorés qui ornaient les arbres sont à terre, sales et boueux.

Ma liberté est-elle semblable à ces feuilles d’automne ? La voix d’Eiael susurre une nouvelle fois à mon oreille, me faisant frissonner.

-Tu es l’oiseau en cage du maître…

Je crois que je déteste vraiment cet ange. Ses paroles m’emplissent de douleur, et pourtant, il me rappelle seulement ma situation.

Celle d’un oiseau à qui on a arraché les plumes, une à une, tout comme le vent et la pluie ont arraché les feuilles de ces arbres presque morts.

Je disparais, m’enfonçant dans le sol, quittant cette pièce aux arbres morts.

Je suis un oiseau dans une cage de 100 000 pièces.

Autrice : Jécrivaine, sous le pseudo « Jécrivaine »

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