Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA PIÈCE AUX CENT MILLE MOTS
LA PIÈCE AUX CENT MILLE MOTS

LA PIÈCE AUX CENT MILLE MOTS

Je me trouve face à deux immenses portes surmontées d’une imposante corniche au linteau tout aussi magistral. Elles sont d’un bois noble qui m’est inconnu – peut-être du chêne, et recouvertes de deux panneaux chacune. Sous ces panneaux se trouve une frise délicatement ciselée où s’inscrit un message. Je peine à le déchiffrer et décide de m’approcher des portes. Je dois me mettre sur la pointe des pieds et lever un bras pour atteindre du bout des doigts les lettres sculptées. Hissée sur mes pointes comme une danseuse étoile, je suis leur tracé et alors que c’est évident, que je devine enfin l’inscription, je perds l’équilibre et suis projetée à l’intérieur de la pièce. Plongée dans la pénombre, je devine la silhouette d’un homme d’une imposante stature. Nullement surpris par mon entrée fracassante, il m’observe fixement, son regard d’un vert phosphorescent m’hypnotise. Un peu gênée, je me relève et bredouille de vagues excuses. Il continue de me fixer du regard, une force m’oblige à le soutenir, je ne peux détacher mes yeux des siens, je ne vois qu’eux. J’ai l’impression d’être passée aux rayons X, comme s’ils cherchaient à me transpercer, à lire en moi. Soudainement, j’entends des mots dans ma tête, ils flottent, mais ne veulent rien dire, ils ont perdu leurs sens et le goût des phrases. Toujours sous le regard nyctalope de l’inconnu, je réussis à les assembler. « Esto memor ! » (« Souviens-toi ! », en latin), me souffle mon esprit. C’est le message que j’ai deviné, quelques minutes plus tôt, sur les portes de la pièce. L’homme ne bouge toujours pas, me sonde davantage. Mon cœur s’affole, il bat vite, je devine une urgence. Tout à coup, une lumière éclatante accompagnée d’une musique symphonique remplissent la pièce. C’est mon cœur qui donne le rythme. Dans un étonnant jeu de voltige, des avions de papier tourbillonnent au-dessus de nos têtes, ils s’évadent de tiroirs immenses, en bois laqué, allant du sol jusqu’au plafond. Ces tiroirs s’ouvrent sous les pulsations de la musique. Mon cœur va exploser. L’inconnu attrape les avions, alors qu’il a les yeux fermés et qu’il récite d’une voix grave le passage d’un poème :
« Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente ; Souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide. »
Je connais ce poème, c’est L’Horloge des Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, il résonne en moi. La lumière, la musique, les mots et même la voix de l’inconnu se fondent dans une délicieuse harmonie. Les battements de mon cœur se calment et le silence reprend progressivement possession de la pièce. L’homme a rouvert les yeux, me sonde une nouvelle fois du regard, puis me tend un avion, tout en m’expliquant sa présence dans le Château des Cent Mille Pièces.
– Je suis le mot « Mémoire » et dans cette pièce, je renferme, à moi seul, cent mille mots de la langue française. Je n’ai, hélas, pas pu tous les sauver. Une langue est vivante si l’on fait vivre ses mots. C’est pourquoi, à chaque personne qui franchit le seuil de mes portes, je confie la mission de préserver un mot. Maintenant, lis le tien et va-t’en, tu en es désormais la garante. Tu t’appliqueras à le prononcer, autant que possible, pour qu’il ne tombe jamais dans l’oubli ou dans la désuétude. Ce mot donne du sens à ce Château, il faut le dire aux autres, car ce sens grandit quand il est partagé. Ce même mot vous unit !
Je redresse l’avion de papier qui se trouve dans ma main tremblante. Fébrile, je le porte à mes yeux. Dans une écriture dessinée à la plume, je lis : Poésie, nom féminin (latin poesis, du grec poiêsis, création). Art d’évoquer et de suggérer les sensations, les impressions, les émotions les plus vives par l’union intense des sons, des rythmes, des harmonies, en particulier par les vers.

  Autrice : Plume sous le pseudo « Plume »

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