Aifé
J’avais la désagréable impression de sortir d’un rêve, de me réveiller à l’instant. Mais j’étais debout, chancelante, et la tasse de thé que je portais à mes lèvres me serait échappée des mains si un homme ne l’avais pas prise pour la poser sur une petite table en acajou. J’étais surprise, je ne comprenais pas. Je portais une robe blanche d’un style d’empire, et je sentais mes cheveux relevés en un chignon parsemé de perles. À mes oreilles pendaient des boucles dont j’ignorais tout sauf le poids élevé, et je devinais contre ma cheville un bracelet orné des mêmes perles que dans ma coiffe. OK. Où était mon équipement, où étaient mes armes ?
Vraiment, je ne prenais conscience de l’action qui s’effectuait que maintenant. C’était dérangeant. Il y avait à peine quelques secondes je voyais une tapisserie dans une pièce oubliée, et je me retrouvais maintenant dans un kiosque au cœur d’un jardin. Une odeur délicate de glycine flottait dans l’air, et celle-ci pendait par grappes au dessus de nos têtes. Tout autour, des fleurs et des feuillages qui donnaient à ce lieu une allure de jardin à l’anglaise, fou mais savamment entretenu. Et plus loin, des arbres dans lesquels se noyaient des oiseaux colorés aux cris doux et lointains.
L’homme en face de moi sourit, plus par amusement que par politesse devant mon saisissement. Ses yeux m’évoquaient un lac tranquille, il était curieusement came. Je ne parvenais pas à comprendre comment un homme soumis à de telles préoccupations pouvait être aussi serein. Il était le Maître ! Mais peut-être avait-il aussi besoin de se détendre…
-Voudriez-vous vous rasseoir, Milady ?
Je sursautai, les sens en éveil, avant de me retourner vers un individu digne, vêtu d’un uniforme impeccable. Je ne l’avais même pas vu, c’était comme s’il venait de surgir par magie. Mes jambes tremblaient sous le joug de ce rêve par trop réel. J’étais ailleurs, et puis… Pouf. Sans transition aucune, j’étais ici. « Pouf », oui. C’était le cas de le dire. Et je m’assis alors, tandis que le Château ricanait, ses yeux bleus vifs reflétant ses moqueries devant mes pensées ridicules.
-Un peu de sucre dans ton thé, Aifé ? Regarde, « pouf », il est tombé dans ta tasse !
Et il riait plus fort encore, alors que je levais les yeux au ciel. Peut-être que moi aussi, après des siècles passés enfermé dans ce château, je deviendrais un vieux fou sénile. Et là, le Château ne riait plus du tout en entendant mes réflexions. Et pouf.
L’odeur délicate de la glycine ravivait mes sens, et j’en venais presque à me demander si quand j’ouvrirais les yeux, je serais ailleurs, dans un autre rêve, ou – Qui pouvait savoir ? – un cauchemar. Je bus une gorgée de thé aux parfums floraux, puis je reposai ma tasse. J’ignorais si le Château était maintenant exaspéré de ma présence. Il parla alors d’une voix plus sèche, d’une voix de commandant, d’une voix de maître. OK, il était exaspéré.
-J’ai une mission pour toi. Une infiltration. Il y a un aventurier qui m’intéresse, je veux que tu t’approches de lui, et que tu me rapportes un maximum d’informations. Je sais bien que c’est une mission bien plus digne d’un infiltré, mais tu es le profil idéal que je recherche. Tu ressembles à quelqu’un qu’il a déjà connu, tu devrais ébranler quelque chose en lui.
-Comment est-ce qu’il s’appelle ?
-Abnar. Du moins, c’est le nom qu’il se donne. Il faisait parti d’un groupe soumis à ma gloire, mais il m’a trahi. Il a pour but de se rapprocher des aventuriers, et certainement de pactiser avec eux. Et surtout, au vu toutes les connaissances qu’il a, il pourrait se révéler dangereux. Je veux que tu t’infiltres, rien de plus pour le moment.
Ses yeux m’effleurèrent, et je vacillais un instant devant la dureté qui y brillait. Les effluves de glycine me semblaient pesantes, il faisait bien trop chaud ici. Un instant mon regard bascula sur le jardin, je ne voyais plus l’homme qui m’avait recommandé de m’asseoir. Les oiseaux s’étaient tus, comme à l’approche d’un orage.
-Savez-vous où il se trouve actuellement, Milord ?
-Dans une pièce de l’aile sud. Tu te feras passer pour une de mes victimes, amnésique à cause de tortures et d’autres réjouissances.
Il sourit. Moi pas. Je posai ma main sur la rambarde de bois ouvragé du kiosque, la sienne se posa sur la mienne. Dangereux, il était dangereux, et il convenait de ne pas l’oublier. Mais moi, avais-je peur ?
-Je ne vais tout de même pas rester dans cette tenue ?
-Bien sûr que si, il faudrait juste…
Il claqua des doigts, et j’eus soudain l’impression que c’était uniquement pour se donner une certaine classe. Le bas de ma robe se déchira et se teinta de poussières. Je retins un sursaut lorsque des traces de coups se dessinèrent sur ma peau, et j’en ressentis aussitôt les effets. Mais soudain, le rêve se déchira, l’air se troubla, l’odeur chaude de glycine s’estompa. Il me semblais que je me réveillais, que je m’échappais de cette ambiance irréelle. Pouf.
Auteur : Jécrivaine sous le pseudo « Jécrivaine »