Carnet de Devhinn
Pièce perdue n°12 (soit la 56ème pièce)
Je suis agrippé à elles, alors que le sol a finalement trop tourné pour que nous puissions espérer y rester collés. Ombre était là, mission accomplie, nous l’avons trouvée. Maintenant, comme souvent, tombons.
Ma chute n’a pas été longue. Parce qu’elle n’est pas arrivée où elle aurait dû.
Je connais cette phrase.
L’étreinte s’est évanouie, les bras d’Analayann et Ombre comme évaporés. Je suis seul, encore. Je ne sais seulement pas si cette fois tout ceci est réel. Mes pieds touchent doucement un sol, qui stoppe une chute que je découvre finalement lente. De façon tout à fait fluide, je marche sur quelques mètres comme si mes jambes stoppaient une course.
Je suis sur un disque couleur améthyste d’une dizaine de mètres de diamètre. Autour de lui, des formes multiples glissent dans l’ombre du haut vers le bas, disparaissant ainsi tour à tour sous la plateforme. Si je vois – ou plutôt discerne – tout ceci, c’est grâce au lampadaire fiché en plein centre du disque. Très semblable à celui de Chantons sous la pluie si vous voyez. Une petite bestiole grise tourne autour de la faible lumière, s’évertuant à rebondir sur le verre bruni par les flammèches d’une bougie déjà bien entamée.
Sinon ce luminaire, il n’y a sur ce disque qu’un bureau. Un de ces bureaux en bois aux multiples tiroirs, clés et secrets, mais dont la table de travail fissure à moitié. Je n’ai pas le temps de m’en approcher, car derrière celui-ci, une silhouette apparaît. D’un volute de poussière émerge un homme grisonnant, une vieille cape marron sur les épaules, un bâton aussi grand que lui à la main droite, et de grands yeux tristes. Parce qu’ils connaissent la fin de toute chose.
Je connais aussi cet homme. Je l’ai croisé il y a longtemps, à une époque ou un nain marchait à mes côtés. Il s’agit du Maître Prophète. Son allure est grave, mais cet homme a le fardeau de la connaissance, et de son aspect le plus obscur : l’avenir.
– Tu n’as que quelques minutes.
Sa phrase est ponctuée d’un geste ample de sa main, vers l’extérieur de la plateforme. Aussitôt, je constate que la chute d’une des formes abstraites est interrompue, et que l’objet qui en est la source s’approche maintenant de la main du vieillard. C’est un trousseau de clés.
Il s’en saisit, et l’observe avec attention. Je reste immobile, ne sachant que demander. Il y a entre cet homme – si tant est qu’il s’agit bien d’un être humain – et moi plus que des années d’existence, un savoir incomparable. L’espace d’un instant j’oublie presque que je tombais avec deux autres âmes il y a peu. Je fais un pas en avant.
– Excusez-moi… Maître, je…
– Voyons non, pas de « Maître », c’est ridicule.
Il continue de faire défiler les clés entre ses doigts. Impossible de les compter en vérité.
– Oh, eh bien, comment vous appeler dans ce cas ?
Le Maître Prophète stoppe une clé oblongue cuivrée au creux de sa main, et inspire en levant la tête.
– Devhinn, il n’y a des noms que pour ceux qui ont trop peur qu’on les oublie.
Il déloge l’oblongue comme si l’anneau qui la retenait n’était que fumée, et renvoie le reste du trousseau à sa chute paisible. Puis me fait signe d’approcher, tout en s’accroupissant, cramponné à son bâton.
Le bureau recèle bel et bien une dizaine de tiroirs, tous identiques. Pourtant le Prophète semble savoir ou chercher, et glisse la clé de cuivre dans la serrure de l’un deux. Un cliquetis caractéristique, jusqu’à un « clac » plus sonore. Cette fois il m’intime de reculer, ce que je fais sans vraiment comprendre.
– Si tu es ici Devhinn, c’est parce que les événements que tu vis sont de toute importance. Plus que jamais, et oui, certainement au-delà de l’intrigue de ta première vie.
– Comment…
– Je meurs. Je me consume. Tu es certainement l’une des dernières personnes à qui je parle en ces lieux, l’un des derniers vivants. Tu es un des rares mortels que je me suis vu forcé de consulter plusieurs fois. Avec notamment cette fille, cette Analayann. Un nom étrange n’est-ce pas ?
– C’est un des nombreux mystères qui l’entoure. Mais, pourquoi… Que se passe-t-il de si important ? Est-ce cette Ombre ? Ou bien le Château a-t-il…
– Patiente encore un peu.
Du tiroir qu’il a ouvert, il sort un fin rouleau de papier. Alors qu’il l’ouvre sur le bureau, je constate qu’il est vierge.
– Ce Château… Tu vois Devhinn, même pour le plus grand devin, le futur est impénétrable. Ce qui existe n’est que passé. Le futur n’est que conception, le présent qu’infime poussière qui rejoint la brume du passé avant même que l’on aie pu le réaliser. Ce qui existe, ce sont des possibilités. Des potentialités, de ce qu’un passé peut devenir. Et en ces lieux, depuis trop d’années, je suis un lien vers ces éventualités. Porte ta main sur ceci.
Il désigne le papier sur la planche du bureau. Une boule d’appréhension se forme instantanément dans mon corps, alors que je fais l’unique pas nécessaire pour être face au bureau. J’y pose l’arc privé de ses flèches perdues, et dans une profonde inspiration, dépose la paume de ma main droite.
Pendant quelques secondes, je crois qu’il ne se passe rien. Puis je lève la tête, et remarque que les grands yeux du Prophète sont couverts d’un voile gris lumineux. Et après un court instant, la chute de toute chose s’arrête autour de nous, et sa voix, omniprésente, s’élève.
« Lorsque que l’invisible détruira le visible, et alors que la mort égalera la vie, l’apparence protégera ou le récit tuera, l’un et l’autre ou l’autre libre »
Les pupilles du vieil homme réapparaissent. Je comprends pouvoir ôter ma main, et découvre sur le papier un texte, qui semble être la phrase venant d’être récitée.
– C’est à toi. Je te défends de me questionner. Tu connais les prophéties et ce qu’elles valent, tu sais à quel point elles sont versatiles. Approche Devhinn.
Je place l’arc sur mon épaule, et enroule la nouvelle prophétie dans ma main. Puis je me place face à lui. Pendant ce temps, il a refermé le tiroir, et lance la clé alors que je suis à son niveau. Elle part rejoindre le défilement informe alentours.
– Comme je te le disais Devhinn, tu es l’un des derniers mortels de ce Château que je visite. Après quoi, je m’en irai.
– Où cela ?
– Ça n’a que peu d’importance. Néanmoins quelqu’un prendra le relais. Il y aura toujours quelqu’un pour donner espoirs aux voyageurs en ces lieux.
Il pose sa main sur mon épaule, et avant que je ne comprenne, me pousse dans le vide.
Je crie, assez fort en vérité, mais rapidement j’atteins un des objets dans sa chute inexorable. Pas un objet. Analayann et Ombre.
Et sitôt me retrouve-je avec elles…
Que sans crier gare…
La descente s’accélère.
La lumière du lampadaire s’éteint.
Et un autre sol apparaît.
Auteur : Un gars… sous le pseudo « un gars… »