Il parait que, pour rester ici, nous devons… Conter notre histoire. Racontez d’où l’on vient, qui l’on est. Qui nous voulons être. Il parait que nous devons retracer le fil du Temps, retourner en arrière, à l’époque « avant » le Château.
Je vous avouerais que je ne sais pas comment faire. Je ne me suis jamais confié. Je n’ai jamais dévoilé qui je suis à qui que ce soit. Je m’éloigne pour mieux me cacher, je fuis pour que l’on ne me voit pas.
Mais je vais essayer. De me décrire. J’omettrai, probablement, sûrement, quelques passages, trop personnels, de ma vie. Mais… Vous n’avez pas besoin de tout savoir. L’essentiel suffit. Le reste… Le reste, ce sera à vous de creuser, de découvrir. Je m’ouvrirais un peu plus au fil des mois, j’imagine.
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Je n’ai jamais connu mes parents. Je ne sais pas s’ils sont morts, je ne sais pas si c’était leur choix de me laisser à mes grands-parents. Je ne sais rien d’eux, et je n’ai pas cherché à le découvrir. Je n’étais pas triste, ni orphelin : mes grands-parents étaient un couple heureux, bienveillant… Ils s’aimaient, et ils m’aimaient. Moi aussi. Ils m’ont éduqué, chéris, et accueillis.
Je suis un enfant de la ville. Je suis né et j’ai vécu, pendant toutes mes jeunes années, dans les banlieues de Lyon, entre ses tours et ses ruelles, entre les monts de la Croix-Rousse et les cages de la Tête d’Or. J’ai parcouru les allées encombrées du Musée Contemporain, dévalé les marches d’appartements, couru le long des toits et des parcs, croisé le fer avec mes camarades… J’ai vécu, vraiment vécu, mon enfance.
Je traînais plus souvent avec le même groupe d’amis : deux-trois gamins de la rue et quatre frangins. On se retrouvait dans les champs derrière leur village, dans un petit bois où somnolaient bien des créatures. Assez rapidement, je me suis rapproché de Sara et de Carl. Miri était un peu excentrique, tandis qu’Ellenita… Elle était notre chouchoutte à tous. Notre petit ange. Elle avait quelques années de moins que moi —trois ou quatre ? mais un esprit déjà vif et de grands yeux gris-vert insouciants.
Quand j’avais environ 14 ans, Sara est partie, du jour au lendemain. Je n’ai jamais su comment ni pourquoi, bien que ses frères et sœurs, à l’évidence, le savaient.
Sans sa sœur, Ellenita était perdue. Émotionnellement, elle s’est brisée. Alors je l’ai ramené à la vie, du mieux que j’ai pu : j’ai recollé les morceaux éparpillés et je suis devenu le grand frère protecteur, l’ange gardien, l’épaule contre laquelle pleurer, à laquelle se confier.
Ce fut ainsi pendant quoi ? Quatre ans ? J’avais dix-huit ans. Elle, quinze. Et au fur et à mesure qu’elle s’épanouissait, que nos liens se solidifiaient, et alors qu’elle n’était encore que jeune adolescente et moi, presqu’un adulte, je suis tombé amoureux.
Je l’aimais.
Je crois, que d’une certaine manière, elle aussi. Pas comme moi je l’aimais, de cet amour fou et indécent, mais plutôt d’un amour fraternel, d’une sœur envers son frère. Je m’en satisfaisais, m’en réjouissais même. J’avais presque peur qu’elle ne découvre mes sentiments. C’était une peur injustifiée qui me hantais jour et nuit, où que j’aille.
À cette époque, je travaillais dans une boutique d’imprimerie, tout en m’amusant à subtiliser objets et biens de-ci de-là. J’avais développé mille subterfuges afin de ne jamais me faire prendre, et une agilité hors du commun.
Et pourtant… Tout bonheur a une fin. Quatre ans après le départ de Miri, presque jour pour jour, j’ai retrouvé Ellenita en larmes devant chez moi. Son village avait été brûlé, détruit et tous les habitants tués. Elle ne retrouvait plus sa famille. Ce fut comme quatre ans auparavant, mais en pire. Le choc l’a tétanisé. Elle est restée pendant quelques jours avec ma cousine, et puis…
Elle a disparu. Envolée, sans bruit, sans remous, sans « Au revoir ».
J’étais paniqué. Où, comment, pourquoi ? Ces questions me trottaient dans la tête toute la journée, jusqu’à ce que je n’en puisse plus. Il y avait cet immense vide, au fond de moi, et au fur du temps qui s’écoulait, sans elle… Ce vide a grandi, jusqu’à prendre toute la place. Jusqu’à ce que ma vie ne résolve qu’à une chose : combler ce vide, ce gouffre, à tout prix. Retrouver Ellenita.
C’est au commencement de cette « quête » que j’ai découvert le château. Je me suis perdu dans ses entrailles. Et… Le Château —le Maître du Château, celui que tout le monde connait, redoute, combat— m’a trouvé. Il m’a titillé, m’a ouvert l’esprit, avec pour appât la réponse à ma quête.
S’est alors ensuivi un marché : trois ans de ma vie à le servir en échange d’indices, de pistes, d’images ou de mots, de souvenirs et de visions futures, qui me mèneraient à elle.
Aujourd’hui, j’en suis presque revenu à regretter ma décision. Certes, les autres recruteurs sont sympas –je me suis lié d’amitié avec Tim et je discute sans peine avec Aifé, Calice, Owang ou bien George ; l’ambiance de la Tour est joyeuse, libre, presque enfantine… Mais je ne peux pas me confier à mes camarades. Mes pensées se rapprochent trop de la trahison pour que j’essaie. Et les pistes promises par le Château sont lentes à venir. Très, très lentes. Mais, peut-être… Si je réussis mes missions avec bravo…
Autrice : Enfant des mers sous le pseudo « Enfant des mers »