– Qui êtes-vous ?
– Et vous ? Qui êtes-vous ?
– Ça se voit, il me semble. Je suis-
– Oui, vous êtes le Diable, merci. Ça je sais. Non, je vous demande… qui vous êtes.
Ledit Diable perd son air suffisant et papillonne des paupières, l’air déconcerté. J’en profite pour balayer la grande pièce du regard. Il est posté près d’une fenêtre cintrée de barreaux de fer noirs comme la nuit et aux carreaux translucides qui laissent filtrer la lumière d’une lune sans doute illusoire. Chaque millimètre carré de ces appartements somptueux sont tapissés d’un rouge pourpre, presque bordeaux. Je suis un peu étonnée, je dois dire ; j’imaginais quelque chose de plus théâtral, un rouge sang peut-être, qui dégouline presque de murs craquelés desquels s’échappent des araignées noires, noires, noires. Une lueur inquiétante et en fond les cris des malheureux torturés à jamais, en Enfer et dans ce château – qui ressemble plus ou moins à l’idée que je me fais de l’Enfer.
L’antre du Diable est, en comparaison… presque accueillant. De larges canapés moelleux – enfin, c’est ce que je crois, mais ma présence ici témoigne bien de l’adage « je ne crois que ce que je vois », et dans ce cas précis « ce que je vais tester dans quelques instants avec mon dos fourbu d’avoir tant déambulé » -, un lit à baldaquin aux tentures somptueuses, une cuisine en îlot, sur laquelle repose un verre et une casserole de laquelle s’échappe un fumet tentateur, quelques dessins d’enfants éparpillés par terre, à côté de… pantoufles en cuir ?
J’hausse un sourcil.
– Hum, pardonnez-moi ce désordre. J’imagine que vous voulez que je vous affronte, comme les… quelques centaines d’autres nigauds qui courent dans ce dédale ?
Il fait un geste et toutes ces merveilles anthropologiques – mais peut-on vraiment parler d’anthropologie pour le Diable ? – laissent apparaître un cachot lugubre.
– Ah, euh… non ? A vrai, dire, non. Les affrontements et les nigauds, très peu pour moi. Et d’ailleurs, je résiste mal à l’humidité, déclaré-je, en riant nerveusement, on pourrait revenir… à avant ? Quand ça sentait, euh… le poulet au curry et le rhum et l’odeur du mâle viril un peu cliché ?
Pour faire bonne mesure, je toussote. Fort. Mon carnet me glisse un peu des mains, quand je monte mon poing à mon visage. Je suis son regard qui lit le nom écrit en grosses lettres sur sa couverture.
– Tyranne Evy, donc.
Le Diable fait réapparaître les magnifiques appartements. Il glisse quelques pas entre les canapés, récupère son verre de rhum et en profite pour ramasser les feuillets étalés sur le sol. Puis, il s’assoit sur un des fauteuils du salon.
– Je vous en prie, asseyez-vous.
Je ne me fais pas prier, et lui adresse un sourire. Je prends place face à lui, et ouvre, presque instinctivement, mon carnet sur mes genoux. Je joue avec l’embout de mon stylo à bille.
– Je me présente. Je suis doctorante en sciences des religions, à l’Université. Et mon sujet de thèse est – coïncidence – le Diable. Donc vous. Alors, quand j’ai appris qu’il existait un château, plus ou moins quelque part, où de nombreux explorateurs étaient retenus, je me suis dit qu’il y avait quelques probabilités que vous soyez en lien avec tout ça. Bon, je n’avais pas envisagé de devoir affronter une sorte de château infini et de devoir rester enfermer là-dedans. Mais bon. Tant qu’à faire. Je suis très contente de vous avoir trouvé du premier coup ! Est-ce que je peux vous poser quelques questions ? Pourquoi il y a des dessins ? Vous mangez vraiment du poulet au curry ? Est-ce que vous dormez dans votre lit ?
Le Diable prend quelques instants pour intégrer ce que je viens de dire. Deux cornes rougeoyantes luisent au milieu d’une chevelure ébouriffée et ses yeux d’un noir profond, enjôleur, sondent les miens. Mes paupières frémissent et dans mon esprit des images qui ne m’appartiennent pas se déversent.
– Ces dessins sont ceux de mes enfants, de mes neveux et nièces. J’habite ici avec ma famille. Si j’avais espéré trouver un peu de tranquillité en venant dans ce château, j’y ai retrouvé l’Enfer, décuplé à l’infini – et l’Enfer est déjà infini. Les gens adorent affronter le Diable pour la gloire. C’est un peu fatiguant, je dois dire. J’aurais aimé que ma famille soit tranquille, au moins, mais le Diable ne suffit plus.
Un sourire tordu naît sur ses lèvres pleines, rugueuses et sardoniques. Mon stylo griffonne les informations que je glane dans ses mots. « famille, retraite, mais galère ; les gens veulent se battre contre lui ». En même temps, un soupçon de sympathie me traverse, alors qu’il matérialise un verre d’eau en face de moi. Je trempe mes lèvres. Mon sujet de thèse continue de parler. Il décrit comment cet appartement de luxe devient maison familiale dès que sa famille rentre du travail.
– Vous avez de la chance d’être tombée sur moi. Quand ils sont tous là, on ne peut plus s’entendre, malgré l’extensibilité de la pièce.
Il recommence son geste de la main et si la pièce conserve ses tentures rouges et l’odeur du poulet au curry, elle devient instantanément dix fois plus grande, et accueille quelques lits supplémentaires. Je ne retiens pas un sifflement admiratif, et mes yeux parcourent avidement les rangées de meuble sans lâcher mon stylo. Je sens le papier se froisser sous mes doigts. Il claque des doigts et tout redevient comme avant.
Je plonge mon regard dans le sien. Je saisis des cernes qui ombragent son regard ; je ne sais pas si cette marque est une illusion, mais si l’illusion existe, c’est qu’il a ressenti le besoin de la créer. Les yeux abyssales continuent de faire germer en moi des centaines de souvenirs, flot intarissable d’une mémoire millénaire. Je n’arrête pas mon stylo, je saisis au vol des images venues de son esprit. Une larme menace de couler sur mon visage, quand je sens le frémissement tendre de la fatigue et de la mélancolie ; de l’échec et de l’épuisement. Il a l’air coincé dans le château. Il a l’air coincé dans sa mission : effrayer les explorateurs, semer d’embûches leur chemin vers le cœur du château.
Je saisis au vol les visages terrifiés des explorateurs qu’il détruit. Mon cœur se soulève d’effroi, en même temps que le sien s’affaisse de lassitude.
– Pourquoi n’êtes-vous pas… plus… diabolique avec moi ?
– Je ne violente pas. Je châtie. Or, je ne ressens pas grande culpabilité en vous, si ce n’est votre curiosité un peu mal placée. (Il marque une pause, dans toute la dissonance des émotions qu’il laisse transparaître.) Et, par ailleurs, j’adore parler de moi.
L’amusement affronte la résignation, tandis que son sourire grimpe jusqu’à ses pommettes. Ses cils, longs et noirs, effleurent ses cernes. Il exhale un soupir. Les images disparaissent de mon esprit ; j’essaye désespérément de les retrouver, mais mon esprit me bloque, me contraint. Lorsque je baisse les yeux sur mon carnet, je remarque que mes doigts ont fait leur travail. Le Diable aussi l’observe, mais ne dit rien. Il approche ses doigts de mon front. Je me tends. La pulpe de son pouce effleure ma tempe et tout bascule.