Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LE COMPTOIR DE CE(UX) PERDUS ET RETROUVÉS
LE COMPTOIR DE CE(UX) PERDUS ET RETROUVÉS

LE COMPTOIR DE CE(UX) PERDUS ET RETROUVÉS

— Vous avez perdu quelque chose ?
La question vient de là-bas. Il y a quelqu’un accoudé à un comptoir de bois, devanture d’une boutique à l’allure de celles dont l’arrière renferme mille et un secrets. Comme je ne réponds pas, l’esprit embrumé, l’autre me fait signe d’approcher. J’obéis presque malgré moi. Il n’y a rien d’autre autour. Je ne sais pas ce que je fais là. Est-ce que c’est ce que j’ai perdu ? Mon chemin ? Le sourire que l’entité m’adresse prête à croire que mes pensées ne lui sont pas inconnues. Cette idée me met mal l’aise. Avec un large geste d’une de ses multiples pares de bras, iel s’exclame, enjoué.e :
— Bienvenue au comptoir de ce et ceux qui ont été perdus et retrouvés. Quoi ou qui que vous ayez égaré dans les couloirs du Château, si quelqu’un, quelque chose ou quelque part l’a retrouvé, ce lieu est celui pour le récupérer.
A travers le brouillard qui mange mes pensées, je hoche la tête, peinant à trouver le sens de ses mots débités trop vite, trop fort. J’ai perdu tellement de choses depuis que je suis entre ces murs, à commencer par mes souvenirs et mes ai… Puis je réalise la réelle teneur de ses propos :
— Quoi… ou qui ?
L’absence à mes côtés me dévore. Approbation de sa part, mêlée d’intérêt. Iel croise certains de ses doigts sous son menton, d’autres sur le comptoir, et me scrute avec insistance. Je remarque à cette occasion que le creux de chacune de ses paumes accueille un œil qui me dévisage.
— Vous avez perdu quelqu’un ?
Drôle de formulation. Ecartant de mon esprit les innombrables explorateurs au destin tragique, je me concentre sur celleux qui m’importent.
— Mes… mes compagnons de route. Vous croyez que…
— Peut-être. Sans doute. Vous savez, dans le Château, rien n’est impossible.
Encore une fois, je ne suis pas certaine d’apprécier la tournure de la phrase. Ça vaut cependant le coup d’essayer. M’efforçant d’ignorer l’insistance et la multiplicité avec laquelle je suis observée, je m’accroche à l’absence à mes côtés qui me hante.
— Ombre…
— Votre ombre ?
L’autre me coupe et se penche par-dessus le comptoir et ses innombrables yeux s’écarquillent en constatant mon absence d’ombre. Sa prochaine phrase n’est pas vraiment pour moi :
— L’ombre de notre visiteuse.
Un bruit de pas s’élève de l’arrière boutique, s’éloigne.
— En fait, interviens-je, ce n’est pas mon ombre. Enfin, si, mais… je veux dire… Elle… elle ne me ressemble pas.
Je m’interromps dans mes explications confuses en me mordant la lèvre. Le regard multiple me considère longuement avant de s’accompagner d’un bref hochement de tête.
— Intéressant… Une ombre, donc. Autre chose ?
De plus en plus mal à l’aise, je me concentre comme je peux.
— D’autres personnes, oui. Il y a Devhinn, c’est…
Comment suis-je censée le décrire ? Autant que mon incapacité à en dire plus sur mon compagnon d’infortune, l’avidité avec laquelle l’entité attend que je poursuive, comme dégustant chacun des mots qui franchit péniblement mes lèvres, me pousse à balbutier :
— … un gars…
— C’est vague.
Pourtant ça semble suffire pour lancer les recherches dans la réserve peut-être sans fond dissimulée de l’autre coté. Faisant fi de la pointe de moquerie récoltée juste avant, je tente le tout pour le tout, accrochée à l’espoir naît l’autre fois, tout à l’heure, dans ma poitrine :
— Et… et Jad, un magicien. Un nain aussi.
Je ne saurais dire si l’entité est perplexe ou amusée tant son air est indéchiffrable. Probablement un mélange de des deux. Pourquoi ai-je le sentiment qu’iel sait déjà tout ce que je vais dire ? Le silence qui s’installe ne fait rien pour chasser le malaise qui m’étreint, heureusement rapidement brisé par l’entité :
— Vous avez perdu vos chaussures également ?
Je baisse les yeux vers mes pieds, agite mes orteils nus, crasseux et couverts de coupures, sur le dallage froid et plus si immaculé.
— Non… non, ça, c’est normal.
Sans doute bien la seule chose qui l’est.

Le silence revient combler l’attente. Les bruits de l’arrière-boutique se multiplient. Je sursaute quand l’entité annonce qu’aucune ombre n’a été trouvée dans la réserve. En revanche, j’ai le droit à un défilé d’individus que j’écarte, les uns après les autres, en secouant la tête. Aucun d’entre eux n’est Devhinn, mais c’est impressionnant le nombre de types qui se sont perdus. Quelques nains suivent, tous inconnus, comme les magiciens. Il n’y en a pas beaucoup, et le dernier me hurle que je ne passerai pas avant de disparaître à nouveau dans la réserve. Mes refus successifs agacent l’entité dont plusieurs mains tapotent sur le bois.
— Vraiment ? Mais lui, un autre… quelle importance ? Si ça se trouve, vous gagneriez au change.
— Hmmhmm… Je veux… je veux retrouver Jad, pas… pas n’importe quel magicien. C’est important pour moi. C’est… c’est lui qui m’a donné mon nom.
— Parce que vous avez aussi perdu votre nom ?
Ecrasée par l’intensité avec laquelle iel me fixe, j’acquiesce, incapable de prononcer le moindre mot. Par paires hétéroclites, ses mains claquent avec satisfaction :
— Voilà qui ne sera pas un problème. Ne bougez pas…
Une de ses mains passe une pierre translucide devant mon visage et l’entité lit ce qui s’affiche dessus, les sourcils de plus en plus froncés.
— Hum…
— Vous… vous avez quelque chose ?
— En effet. Cependant, je n’ai pas le droit de vous communiquer quoi que ce soit. Dossier classifié, procédure spéciale.
Comme si ça suffisait à tout expliquer, iel m’indique la porte ouverte du wagon un peu plus loin qui semble m’attendre. Il n’y avait là juste avant, si ?
— Mais… tente-je de protester. Vous avez mon nom ? Et… et mes souvenirs ? Et…
— Je n’ai rien le droit de vous communiquer. Veuillez grimper dans le train sans poser de problème, ce sera plus agréable pour tout le monde, croyez-moi.
Avec la même force intangible qui m’a attirée jusqu’au comptoir tout à l’heure, les petits mouvements de ses mains me chassent vers la porte sans que je ne puisse résister. J’en hurlerais de frustration. Un pied de l’autre côté, je me fige, mettant enfin le doigt sur ce qui me perturbe depuis tout à l’heure.
— Ce n’est pas la réalité, n’est-ce pas ?
— Pourquoi cette question ?
— C’est encore une de mes visions, non ? Ombre n’est pas là et… et je vois. Ça ne peut pas être la réalité… pas vraiment.
— Vous avez également perdu la vue ?
Une étincelle brille dans les regards de l’entité, je m’agite, mal à l’aise.
— Par… par intermittance, mais…
— C’est vous ! C’est à vous, la vue qui s’en va et qui revient ! Une fois perdue, une fois retrouvée… Celui qui nous l’a amenée a bien eu du mal car elle n’arrêtait pas de s’en aller et…
— Je peux la récupérer ? … s’il vous plaît. Au moins… au moins ça…
— Vous l’avez déjà, non ?
— Dès que je me réveillerai, elle partira. S’il vous plaît…
Le haussement d’épaules est multiple, à en donner le tournis.
— Il vous faudra revenir à ce moment-là. Je ne peux vous rendre ce que vous possédez déjà. Bonne chance, bonne route.
Et, d’un dernier geste de la main, iel me fait reculer d’un pas. Dans un soupir pneumatique la porte se referme devant moi.

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