Cette fois-ci, c’est un choix. Je choisis de perdre le compte. C’est la seconde fois. Il y a 22 années, je m’étais égaré, à quelques dizaines près, autour du chiffre 700. Une confusion due à l’un des moments les plus difficiles de ma vie dans le Château. Une famine, suivie d’une infection ayant entraîné des jours ou des semaines de faiblesse et de divagations.
J’avais décidé alors de recommencer le compte à zéro. Pour ne pas tricher, ne pas inventer un nombre de pièces que je n’aurais pas explorées.
Aujourd’hui, c’est différent. Mon compte est sûr, parce que je le consigne chaque jour, en traçant un petit trait dans mon cahier. Mon gros et grand cahier, mon plus fidèle compagnon, qui déborde de tout ce que j’ai vécu ici à tel point qu’il en meurt. Il rend l’âme, gavé du trop plein de mes rêves, de mes blessures, de mes espoirs et déceptions.
Il reste deux pages…
Et je choisis de les laisser blanches, il m’est insupportable d’écrire jusqu’à la dernière lettre du dernier mot de la dernière ligne. J’ai tout tenté, écrit entre les lignes que j’avais déjà tracé.
J’ai même tenté d’écrire sur la tranche des feuilles. C’est possible, j’y arrive, mais je suis incapable de me relire.
Alors, j’ai décidé la semaine dernière de ne plus rien écrire de mon équipée.
Je vais laisser ce cahier dans cette chambre aussi austère et vide que la plupart des centaines de pièces que j’ai découverte dans cette aile du Château -combien y en a t’il ? A chaque pont que je franchis, je distingue d’autres tours dans les hauteurs nuageuses, ou d’autres balcons, dans les tréfonds brumeux ouvrant sur de nouvelles murailles, elles-mêmes franchissant d’autres crêtes, explorant de nouvelles vallées par de là les pics des montagnes sur lesquelles grandit cette fabuleuse construction.
Mon ami, je vais te laisser là. Il ne sert plus à rien de m’encombrer de la mémoire dont je t’ai chargé. Tout est dans ma tête.
Ta dernière page, je la déchire.
Je la plie et la replie.
Et je trace, de ma plus belle écriture, ces quelques mots.
« A celui qui lira ces mots, je lègue un Livre et un Château. Trouvez l’un, vous aurez l’autre.
Certes, je m’arroge un droit présomptueux en léguant ce Château dont d’aucuns dirait qu’il ne m’appartient pas.
Je t’emmerde, d’aucuns ! Après 29 ans d’exploration, j’estime être en droit de revendiquer ici la propriété du Château des cent mille Pièces.
Je connais ce Château mieux que quiconque, en tout cas dans la partie que j’ai explorée, 4834 pièces.
Et si quelqu’un veut me contester ce droit là, qu’il parle.
Maintenant.
Alors ?
Le vent ne compte pas, alors voilà, c’est ainsi, je suis le propriétaire du Château et ce cahier en est la preuve.
Il est temps pour moi de me remettre en route pour les quelques Pièces qui me restent à vivre.
Je ramasse la feuille que j’ai pliée de façons à ce qu’elle puisse se servir des courants aériens pour quitter le Château.
Je quitte sans un regard mon vieux compagnon de route, la mémoire de ma présence ici. il git à même l’ardoise du sol.
L’air est sec ici, je sais qu’il ne craint rien pour les années qui suivent.
Quelques jours plus tard, lors de la traversée d’une passerelle surplombant le vide entre deux sommets, je lance mon message.
Et longtemps, je le regarde flotter et disparaître dans la masse nuageuse, des centaines de mètres sous mes pieds.