Carnet de Devhinn
Pièce perdue n°11 (soit la 55ème pièce)
Il y a une seconde de flottement. Littéralement. Avant que nos jambes que nous avions élancées en avant ne reprennent contact avec une surface. L’impact n’est pas fort, mais imprévisible, et je manque de me tordre violemment la cheville.
Analayann a réussi à tomber sur ses deux jambes par je ne sais quel miracle, et se retourne à peu près vers moi, abasourdie. Nous avons retrouvé le vent cinglant et je m’approche d’elle tant bien que mal pour lui saisir la main et l’informer.
– Pourquoi on ne tombe pas ? Devhinn ? Tu ne m’as quand même pas retenue ?
– Non non, on a sauté. Mais on est juste sous la fenêtre que l’on vient de quitter. Sur la fenêtre de l’étage du dessous en vérité. C’est comme si la gravité avait pivoté.
Je dis cela sans être particulièrement surpris. Analayann n’est d’ailleurs pas plus choquée que moi. On aurait presque pu s’y attendre.
– Et maintenant ? Dans quelle direction est-ce à ton avis ? Devant et derrière nous, ce qui était en-dessous et au-dessus, c’est un building à perte de vue. Et sur les côtés, cela semble s’arrêter à quelques centaines de mètres. Sur du vide.
Analayann ne répond pas tout de suite. Rapidement, elle plaque les mains sur sa tête, en laissant échapper un cri de douleur.
– Est-ce que tu les entends encore ? Ombre où… N’importe qui ?
– Attends, attends, tais-toi s’il-te-plaît. J’essaie de… De réfléchir.
Difficile de se dire qu’il m’est impossible d’aider. Je lâche la main d’Analayann et recule d’un pas. En tournant la tête autour de moi, je tente d’observer des détails particuliers. Mais il n’y a que des vitres, sans fin, un drôle de quadrillage aux cases transparentes. La solution n’est pas visible.
– … aide-moi un peu plus Ombre… où es-tu…
Analayann commence à tourner sur elle-même lentement. De l’extérieur, je pourrais presque avoir l’impression que le vent s’oriente quelquefois selon sa position. Et puis tout à coup, elle s’élance vers la droite. J’accours à ses côtés, sans dire mot. Pour moi, cette soudaine décision paraît tout à fait arbitraire. Mais je suppose qu’elle sait.
Nous marchons quelques minutes, en diagonale vers la partie avant droite de l’immeuble, si bien que nous sommes presque au bord de la façade quand elle s’arrête net. J’ai beau rester sur mes gardes, notre seul ennemi en présence est le vent frigorifiant.
– Là voilà Ombre, mon intuition. Devhinn, tu vois quelque chose sous celle-là ?
Intrigué, je baisse la tête et observe le lieu sous nos pieds. C’est là une rare opportunité dans ce Château que de pouvoir observer une pièce avant d’y entrer.
– C’est une longue pièce, comme une salle de banquet, ou bien de réunion. Toujours est-il qu’il y a une grande table au centre, mais vide. Il y a de grands lustres au plafond. Je crois voir… Des statues de personnes, le long d’un des murs en tout cas. Ça ne bouge pas. Rien ne bouge.
– Et ici ?
Après un court silence, Analayann s’est avancée de deux pas en plus et retrouvée sur la vitre d’à côté. La suivant sans réfléchir, je continue d’être ses yeux.
– C’est bien plus petit. À la réflexion, on dirait une cellule de prison, avec cette porte qui permet de faire passer les repas. Il y a un fin matelas juste sous la vitre, et quelqu’un y est étendu. Je… Je ne suis pas sûr que cette personne soit vivante.
Analayann reste immobile, bougeant succinctement la tête à certains moments, comme si quelque chose la gênait.
– Tu entends toujours…
Je n’ai pas le temps de finir, car elle revient sur ses pas, dépasse la première fenêtre et se retrouve sur celle d’avant. Elle n’a cependant pas une voix très assurée quand elle me demande à nouveau ce qui s’y trouve.
– C’est censé être un extérieur. Comme un campement, de l’herbe et de la terre tapissent le sol. Il y a un feu de bois au centre de la pièce, qui n’est pas non plus très grande, mais assez pour que trois tentes soient placées autour. Il y a de la lumière dans chacune d’elles, peut-être même des silhouettes, mais je ne suis pas sûr.
– Je crois que c’est là. Devhinn, elle est peut-être là, ou par là, je peux me tromper avec les autres pièces, mais mon intuition… Elle m’a dit de suivre mon intuition.
Sa respiration et plus rapide. Elle a dit cela du tac au tac, et face à cet étrange triptyque a choisi cette part du tableau…
– Alors on y va.
Je retire la veste du bar de mes épaules et la place sur la grande fenêtre, puis je reprends la main d’Analayann.
– À trois, on saute tous les deux. Le manteau devrait empêcher le verre de trop nous écorcher.
Et nous sautons. À plusieurs reprises. Jusqu’à ce que la paroi cède.
Auteur : Un gars… sous le pseudo « un gars… »