Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA CUISINE INDUSTRIELLE, OÙ, POUR CHANGER, J’ENTENDS DES VOIX
LA CUISINE INDUSTRIELLE, OÙ, POUR CHANGER, J’ENTENDS DES VOIX

LA CUISINE INDUSTRIELLE, OÙ, POUR CHANGER, J’ENTENDS DES VOIX

Un gars m’escorte encore pour la volée de marche qui nous fait quitter définitivement les toits, une fois la porte passée, tout en me décrivant ce qui nous entoure, tenant sa promesse.

—C’est une cuisine qui correspond à l’image que je me ferais des cuisines des immeubles à New-York. Avec beaucoup de noir et de métal. Il y a un grand bar qui forme un angle au milieu, séparant la partie où l’on mange et celle où l’on cuisine, des spots avec les fils apparents qui pendent du plafond et une grande baie vitrée. Qui ne donne pas du tout sur le paysage que l’on vient de quitter, mais ce n’est qu’un détail. Sur les murs, il y a plein d’étagères avec plein de bocaux d’herbes et d’épices, et plein de cadres avec des photos de lieux que je ne connais pas. Il y a beaucoup de grands bâtiments, sûrement des quatre coins du monde…

Je m’imprègne de ses mots autant des odeurs qui flottent dans l’air avec une sérénité nouvelle. J’ai vu à nouveau. Je ne peux m’ôter cette ritournelle qui tourne sans cesse dans mes pensées – je n’en ai pas envie. C’est mon chant d’espoir.

—… et il n’y a personne, en revanche, je ne vois pas la porte pour sortir. Il n’y a, pour changer, plus qu’un mur à la place de celle par laquelle nous sommes passés pour entrer.

Sa visite se termine sur ces mots. Tout du long, il m’a faite voguer vers ce qu’il me décrivait pour me ramener lors de son point final vers le bar. Il pose l’une de mes mains sur le comptoir et l’autre sur l’un des hauts tabourets au revêtement de cuir qui le bordent, me permettant ainsi de m’asseoir. Je l’écoute encore se déplacer, en quête de la suite de notre aventure, incapable de l’assister dans ses recherches. Les secondes, les minutes s’écoulent au rythme de l’horloge accrochée à l’un des murs. J’ai soif.

—Les verres sont dans le placard à droite de l’évier.
—Qui a parlé ? Qui est là ?

Je sursaute, glisse du tabouret, me rattrape de justesse et tourne sur moi-même dans l’obscurité, aux aguets, le cœur battant à toute allure.

—Analyann qu’est-ce qu’il se passe ? Tout va bien ?

Je sursaute à nouveau en lâchant petit cri quand quelque chose effleure ma main.

—Calme-toi, ce n’est que moi.

Les mains de Devhinn entourent mes épaules.

—Tu veux bien m’expliquer ce qu’il se passe ?
—Je… Il y a… Quelqu’un a parlé. Tu ne l’as pas entendu ?
—Non… Je t’assure que je ne vois personne avec nous. Qu’est-ce qu’il a dit ?
—C’était une voix de femme. Elle… Je pensais au fait que j’avais soif et elle m’a indiqué où sont les verres. A droite de l’évier.
—C’est… étrange.

Je le sens perplexe, et je ne peux que lui donner raison. Il s’éloigne.

—Si tu permets… C’est exact. Tiens, autant en profiter.

Du verre qui s’entrechoque, l’eau qui coule, ses pas qui reviennent vers moi, puis ses mains qui referment les miennes autour d’un gobelet rempli d’une eau glaciale que je bois à petites gorgées. L’un assis à côté de l’autre, nous nous interrogeons sur cette étrange voix.

—Elle n’avait pas l’air antipathique.
—Mais tu es la seule à l’avoir entendu…
—… et elle a lu dans mes pensées…
—… ce qui est inquiétant. On n’a aucune idée de ses intentions.

En ponctuation de sa phrase, le ventre de Devhinn gargouille avec véhémence. Aussitôt, la voix fait son retour :

—Il y a des restes au frigo. Les assiettes sont dans le même placard que les verres, et les couverts, dans le tiroir en dessous.
Je sursaute moins violemment que les fois précédentes, mais me fait une nouvelle fois prendre par surprise. Un gars comprend sans que je n’aie besoin de lui expliquer ce qu’il vient de se passer, et je lui rapporte les nouvelles informations en ma possession, qui se révèlent une nouvelle fois exactes. Un gars dispose devant nous une paire de couverts et plusieurs boites qu’il détaille ensuite à voix haute, décidant implicitement de faire confiance à cette voix mystérieuse :

—Il y a de la salade de pâtes. Une autre de lentilles. Des bouts de poulet. Et un truc qui ressemble à du taboulé. Tu veux quoi ?

Je hausse les épaules, et décide de goûter le dernier plat mentionné. Nous mangeons en silence. C’est la première pièce depuis une éternité qui est réellement accueillante. Je ne peux m’empêcher de redouter un piège qui nous attend au tournant de la pire des manières. La cuisine, la nourriture et la voix féminine me renvoient à mes premiers souvenirs dans le Château, mes premiers souvenirs tout court, qui sont d’un coup si loin… Une fois que nous sommes repus, Un gars débarrasse et s’occupe de la vaisselle, me laissant me plonger dans mon inutilité. J’effleure du bout du doigt la pièce qu’il m’a décrite comme rouge que j’ai glissée au fond de ma poche. La tentation de vouloir voir me pince. Je la muselle.

—Analayann !

L’appel est si fort dans mon esprit que je suis obligée de me raccrocher au rebord du bar. Mes tympans bourdonnent encore du cri qui n’a jamais résonné.

—Qu’est-ce qu’elle a dit cette fois ?
—Ce n’est… ce n’est pas la voix… C’est Ombre ! Elle m’a appelé…
—Ombre ? Comment ça ?
—Analayann ! Il faut que tu viennes ! Vite ! Je t’en supplie !

Cette fois, la supplique dans ma tête se termine dans un cri de souffrance qui se propage dans mon propre corps. Il le faut. Je dois la rejoindre. Maintenant. Devhinn me retient tandis que je me laisse glisser au bas de mon tabouret.

—Explique-moi ce qu’il se passe pour que je puisse t’aider !
—Vite ! Je… je ne vais pas pouvoir tenir plus longtemps…
—La porte n’est pas disponible sur cette plage horaire, veuillez réessayer ultéri…
—Tais-toi ! Taisez-vous ! Tous !

Tous les mots se mélangent et s’entrechoquent douloureusement sans parvenir à faire taire toutes ces voix qui se disputent mon attention. Je dois sortir. Je dois sortir, je dois y aller. Je vais devenir folle sinon. Une nouvelle vague de douleur en ponctuation d’un nouveau cri d’Ombre me donne l’électrochoc nécessaire. D’un coup d’épaule, je m’extrais de l’étreinte d’Un gars, saisis à tâtons mon tabouret abandonné et le traine autant que je me traine vers là où je suppose être la baie vitrée. Ma paume sur le verre glacé me rassure sur ma destination. Le bruit du métal contre le verre se rajoute à la cacophonie qui me submerge tandis que je tape une fois, deux fois, trois… La vitre cède dans un déluge de débris qui s’abattent sur mes bras et dans mes cheveux. Une bourrasque glaciale me percute et me fait reculer en titubant. Je repars à l’assaut pour me positionner à la limite de l’inconnu. Devhinn me saisit à nouveau le bras juste avant que je ne passe le pas.

—Attends ! Ce n’est que le vide devant ! Tu ne vas pas sauter, tu ne peux pas sauter, c’est de la folie !

Je tourne mon visage vers ce que je me figure être le sien, les yeux bordés de larmes.

—Il le faut. C’est Ombre. Je…

Son emprise se resserre. Je n’ai pas les mots pour lui expliquer à quel point c’est important. C’est urgent. Vital. A quel point c’est vrai, et non pas une illusion. Je n’ai pas les mots, mais je sens qu’il comprend. A moins que je ne me trompe, qu’il ne puisse pas saisir toute l’étendue de l’inexplicable. Toujours est-il qu’il renonce à me retenir.

—Je t’ai dit que nous trouverions des réponses à nos problèmes. Ensemble.

Et l’on saute.

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