[Estyria, n°10]
Nous entrâmes dans la nouvelle pièce. C’était une cuisine, très différente de celles que je connaissais dans mon petit village paysan. Les murs étaient lisses et blancs, en je ne sais quelle matière, le sol était carrelé et brillant ; dans les étagères étaient rangés différents pots classés par ordre alphabétique, soigneusement disposés les uns derrière les autres. Des petites étiquettes garnies d’une écriture ronde et sans fioritures indiquait leur nom et leur composition.
Je m’approchai sur la pointe des pieds -on avait presque peur de déranger un ordre si méthodique. Je passai le dos de ma main sur le plan de travail, blanc ou métallique selon les endroits. C’était lisse et propre.
Je me tournai vers mes compagnons. Erwan observait l’intérieur d’un placard -parfaitement en ordre, évidemment. Émile regardait tout autour de lui avec de grands yeux. Il avait l’air de ne pas vraiment oser rentrer dans la pièce, avec ses chaussures humides.
Erwan se tourna vers moi, les sourcils légèrement froncés. Il avait l’air vaguement inquiet et je me rendis compte, lorsque cette pensée me vint, que j’étais moi aussi tendue. Imperceptiblement. Il y avait un nœud, là, dans mon ventre, qui n’était pas à l’aise, qui me disait que quelque chose n’allait pas.
Je pivotai, cherchant la source de ce malaise. Tout était parfaitement en ordre, pourtant ! Rangé au millimètre près… Tellement classé, tellement propre et brillant de partout…
Non, vraiment, je ne me sentais pas bien. Tout était trop à sa place, trop souriant, il n’y avait dans cette pièce aucune humanité, aucune chaleur… J’avais besoin d’espace, moi, j’avais besoin de bousculer la petite cuisine parfaite et de pouvoir improviser. Cet ordre établi -le briser semblait un sacrilège- me donnait une impression d’emprisonnement. Comme si on me privait de libertés.
« J’aime pas cet endroit », assénai-je.
C’était à tel point que je n’avais aucune envie de m’asseoir ici, de me poser et de manger.
J’avisai alors l’expression d’Erwan. Elle était pire que moi encore, il semblait enflammé, révolté, prêt à se battre… Cette détermination -que je retrouvai sur le petit visage angélique d’Emile- alluma quelque chose en moi.
souffle sur une braise qui ne demande qu’à s’enflammer
« Je suis libre ! », cria Erwan, ou peut-être moi, j’étais emportée, emportée
Alors, d’un simple geste, presque tranquille, notre petit Émile tendit la main vers tous les pots de l’étagère, ils décollèrent, les uns après les autres, restèrent suspendus au milieu de la pièce soigneusement alignés, le temps d’un instant, le temps que nos regards soient suspendus eux aussi au moindre geste du magicien en herbe
Tout simplement, presque en souriant, Émile laissa retomber son bras.
Les pots se fracassèrent sur le sol de la cuisine
et la pièce explosa en un million de petits éclats bien propres.
Autrice : Etincelle de Feu sous le pseudo « Etincelle de Feu »