Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA PIÈCE À LA TAPISSERIE
LA PIÈCE À LA TAPISSERIE

LA PIÈCE À LA TAPISSERIE

Aifé

Il y a une curieuse sensation de nostalgie qui s’empare de moi lorsque j’entre. La pièce est sombre, on y distingue à peine une grande forme noire, probablement un lit. Brusquement, la tête me tourne, et je m’adosse au mur, contre cette tapisserie qui semble usée par le temps.

Usée par le temps, c’est le terme. La pièce semble usée par un passé bien trop lointain, à l’abandon. Ce n’est même pas cette poussière qui accroche mes pieds au sol qui m’en donne l’impression, c’est plutôt l’ambiance obscure, qui cache trop ou ne dévoile pas assez ce qui se trouve ici. Et la paume de mes mains rencontre ce tissu rugueux, s’y accroche, avec les dernières bribes d’énergie qu’il me reste. Ma tête heurte le mur, ou plutôt se laisse poser contre lui, comme on se laisserait aller aux caresses ou aux promesses rassurantes d’un amant.

Mes yeux se ferment d’eux mêmes, il me semblerait presque que mes doigts essaient de retracer l’histoire racontée par la tapisserie, comme si les dernières fibres de vies qu’elle retenait allaient se déverser contre ma peau. Ce sont tous ces souvenirs, ces instants partagés ici, au goût trop amer du passé qui submergent mes sens, qui m’agressent même.

Il me faut dormir. Il me faut dormir, et c’est une certitude. Mais je ne distingue rien ici, mes yeux si vifs d’ordinaire ne trouvent aucun repère, et j’ignore si c’est à cause de la poussière ou de ces bribes d’une vie qui m’empêchent d’y parvenir. Mes mains sont toutes entières à la tapisserie et je les lui arrache brusquement : qui sait si elle ne les auraient pas dévorées ? C’est une pensée stupide dont je rougis aussitôt, quand bien même je serais seule et à l’abri des regards.

Pourtant, je ne suis pas tranquille, et je ne sais si j’aurais enfin l’extase de me laisser tomber sur ce lit que je devine avec plus de certitudes encore. Je me sens lasse, et il me faut de l’énergie pour me régénérer. Je n’aime pas faire confiance à l’inconnu, et je ne parle pas de cette légende d’homme aux sucreries, mais bien de ce vide terrifiant, dont personne ne cause mais qui nous guette tous. Je n’aime pas me laisser aller, je n’aime pas me mettre à découvert.

Mais il serait dangereux de continuer mon chemin. Rien ne m’assure que la prochaine pièce sera des plus agréables, et le manque de vigueur se fera alors cruellement sentir. Il me faut dormir, mais je ne sais pas si j’aurais à souffrir de ce manque de prudence. J’inspire, l’odeur de renfermé me prend à la gorge et j’y distingue les mêmes effluves de citron vert et de sang que tout à l’heure. J’effectue quelques pas avant de m’écrouler sur le lit, et dès cet instant je regrette cruellement ma faiblesse. Car je suis maintenant bien incapable de me relever ou d’esquisser le moindre mouvement défensif. Je sens une dague bien lotie dans ma botte et je me maudis de ma stupidité. Je suis incapable de l’atteindre !

Mais le sommeil me guettait, féroce ennemi, et je sombre peu à peu entre ses griffes. Mes pensées se floutent, tout comme mes sens tout entiers à ce moelleux et cette douceur oubliée. J’inspire, un peu plus doucement. Il me semble qu’une odeur bien trop subtile pour être de ce temps se mêle à mon odeur d’agrumes. Il y a une odeur de lilas, un parfum de femme. Il y a bien trop longtemps pour qu’on puisse le dater, une femme à dormi ici. Mieux, une odeur indéfinissable, une odeur qu’il me semble connaître et dont j’ignore pourtant l’origine. Quelqu’un d’autre a dormi ici, et je suis certaine que ce n’est en rien un animal.

Je tente vainement de me débattre lorsqu’une main chaude se pose sur mon épaule, et pousse un cri, vite étouffé par une autre main. Il y a cette odeur bestiale qui m’accroche, il y a ce parfum si ancien qui redevient nouveau, il y a le même individu que dans le passé. Et c’est un homme, je le devine à sa voix rauque, basse, que je ne reconnais pas d’avantage, bien qu’elle me soit par trop familière.

-Là… Tout va bien, belle enfant…

Mais tout ne va pas bien, non ! Et là où ma détresse semble à son paroxysme, le sommeil me domine entièrement et je m’écroule aux mains de cet homme. Le noir m’envahit, il me semble presque pourtant que sa voix se faisait douce pour ne pas troubler le passé, ou pour ne pas me troubler moi même.

***

Je ne comprends pas qu’il y a un problème lorsque je me réveille. Certes le lit n’est pas le mien, mais je crois bien n’avoir jamais dormi dans un lit connu depuis que je suis dans ce château. Il y a une chaleur douce qui m’entoure et je pousse un soupir tranquille, apaisé. Lorsque je plisse les yeux, j’aperçois une lumière filtrer à travers une fenêtre tout aussi poussiéreuse que le reste de la pièce où je semble être. Le tissu cramoisi me paraît être sur le point de s’effriter sous mes doigts lorsque je le caresse distraitement, émergeant peu à peu.

Sauf que quelque chose me touche l’épaule, et l’effleure tout comme j’ai caressé le drap du lit. Oh. Problème. Je tente vainement de me rappeler un quelconque évènement marquant d’hier soir et retrace mon entrée dans la pièce jusqu’à mon endormissement. Ce parfum de femme et d’homme oublié, puis cette odeur plus précise et entêtante, ces mains sur mon corps.

Ah. Je suis pas dans la mouise, moi. En clair, un homme dans le même lit que moi, j’ignore ce qu’il a fait de mon corps après que je me sois écroulée et je serais un tant soit peu curieuse de le savoir. Il ignore probablement quant à lui que je suis réveillée et il me faut profiter de cet effet de surprise potentiel. Je l’entends soupirer et je me force à feindre le sommeil, ralentissant volontairement les battements de mon cœur. Ma main glisse vers mon pied, mais ne tâte pas de cuir, juste de la peau. L’inconnu m’a déchaussée. Et il a trouvé la dague, l’enflure !

Je me retourne brusquement vers lui et tend une main prête à le frapper, comptant sur son sommeil. Sauf qu’il ne dort pas, il me regarde. Pis encore, il saisit ma main au creux de la sienne fortement, ce qui m’arrache un sursaut de douleur, mêlé à de la surprise. Si j’avais su…

Et le Château sourit, fier de lui. Aussitôt je me sens très mal. Qu’a-t-il fait ? Mieux, qu’a-t-il fait de moi ? Je me défais vivement de son emprise et bondit loin de lui. Mon regard détaille rapidement la pièce, et si ce n’est cette tapisserie, ce lit et cette fenêtre, il n’y a pour tout meuble qu’une chaise et une commode sur laquelle est posé un collier étincelant, quoique brisé. Quelques pierres se sont écrasées au sol il y a bien des années. Mais Il se lève, et le fait qu’il soit habillé me rassure. Il s’avance cependant, ce qui me rassure un peu moins. Puis il me détaille de son regard qui me rappelle celui d’un prédateur et je ne suis plus du tout rassurée. Les questions m’écrasent de nouveau, et je ressens le besoin vital de les formuler, comme si l’obliger à répondre allait le forcer à reculer.

-Qu’est-ce que vous avez fait cette nuit ? Pourquoi êtes-vous venu ?

-Je n’ai rien fait cette nuit, sinon te regarder dormir. Et j’étais venu m’entretenir avec toi des termes de ta nouvelle mission, mais tu t’endormais lorsque je suis arrivé, et je te préfère consciente, tes réactions sont bien plus drôles.

Psychopathe. Les gens qui regardent les autres dormir sont des psychopathes, et le Château est un psychopathe. J’aurais aimé le formuler à voix haute, mais j’aurais trop peur qu’il considère ce mot comme une injure et non un constat, et d’en subir les conséquences. Alors je tais mes pensées, et enchaîne les questions tandis que lui fait un nouveau pas. Je recule, et je heurte la tapisserie dont je ne connais pas encore les détails.

-Vous étiez cet homme, pas vrai ? Qui était cette femme ? Répondez !

Et il y a cet ordre que je regrette sitôt après l’avoir énoncé. Son regard se teinte d’orage, et je me surprends à penser que je déteste lorsque ses yeux sont bleus. Je déteste, c’est tout. Il y a tellement de froideur et de cruauté, dans ce reflet… Et mes paumes se collent de nouveau sur ces tissages, tandis qu’il parle.

-C’était ma maîtresse. Enfin, l’une de mes maîtresses. Une femme remarquablement belle, dont j’ai apprécié les formes longtemps. J’ignore si elle appréciait les miennes, ou uniquement mes présents, toujours est-il que je ressentais le désir de la sublimer. Et toutes ces parures, ces robes, ce parfum, pour oublier la captivité que je lui imposais… Toutes ces choses si banales mais qui suffisaient à combler une femme simple. Enfin, je le croyais…

Il s’approche, avec une lenteur de fauve que sa puissance et son pouvoir exaltent. Son souffle m’effleure, ses yeux se colorent d’une nuance carmin presque aussi insupportable que la tempête qui y régnait jusqu’alors. Il s’approche, et il murmure, de cette voix qui se brise parfois, à force de hurlements et d’ordres incessants.

-Elle s’est enfuie. Elle s’est enfuie après avoir terminé la tapisserie. Et elle en est morte quelques pièces plus tard, la sotte. Au reste, je me lassais d’elle, et j’aurais certainement décidé de cesser de l’entretenir si elle n’avait pas devancé mes désirs. Peut-être se sentait-elle moins appréciée, il me reste encore ces lieux hantés par le passé. J’aime à y regarder les femmes qui s’y abandonnent. L’une d’elle sera un jour certainement ma maîtresse.

C’est un frisson d’horreur qui me parcourt de la nuque jusqu’aux chevilles. Sa maîtresse ? La maîtresse d’un Homme que je considère comme mon… Mon supérieur ? Et il s’amuse de cette peur qui me dévore les entrailles. Je devine alors que sa dernière phrase n’étais qu’une plaisanterie. Sans se reculer, il lance comme une boutade.

-Allons ! Aurais-tu peur de me servir comme je l’entendrais ?

-Considérez-moi comme une arme ou un outil, mais de grâce ne me voyez pas comme une femme sur laquelle on s’épanche selon son bon vouloir.

Son sourire s’agrandit, et je comprends aisément que ma réponse lui a plu. Il s’écarte, et je me détourne alors de lui, gênée de son air curieusement bien plus joyeux que d’ordinaire. La tapisserie m’apparaît alors, de ce genre de splendeur flétrie qu’aucun art ne parvient à égaler. Il y a un château. Il y a le Château. Notre prison. Notre maison.

Et je sens les mains de mon geôlier ou de mon père se poser sur mes épaules. Il murmure, de cette voix perfide et caressante dont usent les serpents dans les histoires d’autrefois. Combien de femmes ont-elles cédé à la tentation, face à un Homme tel que lui ?

-Je ne t’ai pas touchée, belle enfant. Non, quel maître abuserait ainsi d’une si belle enfant ?

Et je contient à grand peine un soupir en regardant ce vestige du passé dessiné par les mains d’une femme oubliée, car moi, j’en connaissais un, de ces maîtres là.

  Autrice : Jécrivaine sous le pseudo « Jécrivaine »

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