Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA PIÈCE DE L’ANGE
LA PIÈCE DE L’ANGE

LA PIÈCE DE L’ANGE

Aifé

Le sol est duveteux. C’est la première chose que je me dis lorsque je reprends le contrôle de mon corps. Je sens quelque chose de doux sous mon toucher, comme du coton, ou des plumes. Mes membres sont ankylosés, et je gémis de frustration quand je me rends compte que je parviens à peine à les bouger. Des effluves de chocolat chaud flottent dans la pièce, et je les respire avec délice durant quelques secondes, avant d’ouvrir les yeux. J’ai besoin de cet instant loin de la réalité, je crois. J’ai besoin de cet instant qui ressemble à un doux rêve, je pense. J’ai besoin de cet instant qui me permet d’oublier la noirceur du quotidien, et ça, j’en suis certaine.

Je frissonne lorsqu’un doigt se pose sur ma joue. Il y a quelqu’un avec moi. Il y a quelqu’un avec moi, c’est évident. Qui ? Ou quoi peut-être, que sais-je ? Les évènements me reviennent peu à peu en mémoire, et je prends soudain conscience de la gravité de la situation. Il y a eu cette mission, je devais capturer un Ange, ou une Ange, plutôt. Puis il y a eu le combat, l’échec, la perte de contrôle, jusqu’à l’évanouissement. Et je crois que je viens de me réveiller. Il faut ouvrir les yeux, je dois ouvrir les yeux.

L’Ange est au dessus de moi. Je ne distingue que son visage. Ses yeux roses me caressent, mais conservent une certaine dureté. Elle sait ce qu’elle veut. Elle est forte. Pas comme moi. Elle entrouvre la bouche, la referme sans rien dire. J’essaie de parler à mon tour, je me sens fatiguée. Non, épuisée.

-Tu vas mieux ?

Je m’étouffe en essayant de lui répondre. D’une part parce que j’ai l’impression de ne pas avoir bu depuis une semaine -et vu mon odeur corporelle, c’est certainement le cas- et d’autre part parce que la question de la belle blonde penchée au dessus de moi m’a surprise. Elle sourit devant ma réaction et reprend la parole.

-Je suppose que oui, alors ?

-Ce… Certainement…

Je tente de me redresser, et elle m’aide à y parvenir. Je m’agrippe brusquement à son bras, et elle ne fait rien pour m’en empêcher. Suspendue au dessus d’une étendue de liquide chocolaté, je déglutie, comprenant la précarité de ma situation. Je ne distingue même pas le fond, et mais vu mon état de faiblesse, je serais capable de me noyer dans dix centimètres d’eau.

-Tu ne tomberas pas.

Je me sens fondre devant son assurance. Et pour la première fois, je prends enfin conscience que je ne suis pas face à une gamine, mais face à une femme, une vraie femme qui me fixe de son regard intense. Elle me perturbe, c’est comme si elle lisait au plus profond de mon âme sans effort, c’est comme si elle me maîtrisait par la seule force de son regard rose, c’est comme si je m’affaiblissais et redevenais une enfant sans défense qui ploie devant son assurance.

-Je m’appelle Aifé.

-Je sais.

Il y a une dizaine de cocons dans cette pièce, et nous sommes dans l’un d’eux. C’est comme un hamac accroché au dessus du vide, une nacelle sans montgolfière, une cabane de soie. Et nous sommes assises sur une multitude de plumes qui se rassemblent pour former un coussin. J’ai la fugace impression que je n’aurais qu’à tendre la main pour effleurer cette mer de chocolat chaud qui fume, mais mes jambes pendent dans le vide sans la toucher et il serait bien trop imprudent de me laisser tomber.

-Tu as perdu.

-Je sais.

Et en terminant ces mots, je me tourne vers elle. C’est fou, mais ce sourire qui se dessine sur ses lèvres, c’est le sourire que j’aurais esquissé si je n’étais pas trop occupée à la contempler. Ces instants si doux, si tendres, je pourrais ne jamais m’en passer. Et pourtant, lorsqu’elle enlève une plume de ma chevelure en pagaille, nous savons toutes deux que cette poignée de secondes jetées négligemment dans l’immensité des jours qui passent nous détruira. Mais elle sourit encore, les yeux remplis de larmes et entrouvre les bras, avant de les refermer doucement sur moi lorsque je m’y blottis.

Nous n’avons plus besoin de mots, nous n’avons plus besoin de gestes, nous avons juste besoin d’amour. Je n’ai plus besoin de baisers, je n’ai plus besoin d’étreinte, j’ai juste besoin d’elle. J’ai fermé les yeux, elle a embrassé ma joue. Et ça me déchire, ça me tue de savoir que lorsque je regarderais de nouveau autour de moi, le doux sourire de Yelahiah ne me rassurera plus. Avec angoisse, je songe aux reproches de mon maître lorsqu’il se rendra compte que j’ai échoué, que je n’ai pas capturé l’Ange, mais qu’au contraire, c’est elle qui m’a séduite en un regard, c’est elle qui m’a entravée en un sourire, c’est elle qui m’a rendue heureuse en une étreinte, car c’était bien plus que tout ce que j’aurais pu espérer.

Les lèvres de mon Ange se posent sur les miennes, et nous frissonnons toutes deux. L’amertume et la peur s’envolent, je ne pense qu’à retenir l’instant, le plus longtemps possible. Mais je sais déjà que nos quelques secondes s’achèvent, que les derniers grains de sable s’immobilisent, que non, nous n’avons plus le temps. Et je sens le contact de sa peau douce sur la mienne disparaître, je sens l’instant se détruire, je sens le parfum du chocolat s’effacer.

Mon Ange…

Autrice : Jécrivaine, sous le pseudo « Jécrivaine »

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