Lucy
Je m’allonge sur la moquette rouge, plus que fatiguée par la reconquête de mon ancien corps.. J’aimerais bien dessiner, mais l’endroit ne me semble pas opportun.
-Il est toujours là.
-Je sais. Mais la pièce est trop grande et trop sombre. Je ne le vois pas.
-Tu as bien vu que la moquette était rouge, remarque Alice-Lucy
-Je t’interdis de rentrer dans ma tête.
-Tu es ma création, une poupée de chiffon, une pâle copie. Tu n’as pas d’ordre à me donner.
Il se rapproche. Il est armé.
-Comment peux-tu en être si sûre ?
Je le sais, c’est tout.
-Je vais devoir me battre, c’est ça ?
-Tu as peur, se moque Alice.
-Non.
-Ce n’était pas une question mais une affirmation.
-Si vous n’arrêtez pas de vous disputer je vous tue.
Nous nous taisons et je me relève le plus silencieusement possible. Il est là, devant moi, à quelques mètres à peine. Ce fou.
-Bonsoir.
-Je ne vois pas son arme, commente ma créatrice.
Il en a une. Sa main droite est dans sa poche, le doigt sur la détente. Au moindre geste, il tirera.
-Sa voix ressemble à une cuiller de miel ! Elle serait parfaite pour un opéra.
-La ferme, Alice, lui intime Folly. Réponds-lui.
-Bonsoir.
Il passe la langue sur sa lèvre supérieure, penseur, avant de murmurer :
-Monstre…
-Par…. pardon ?
-Oh, vous m’avez entendu. Je suis navré.
-COURS !!!
-TUE-LE, m’exhorte ma jumelle.
-Oups… vous vous doutez de mes intentions. Du moins…
Il fronce les sourcils et un tic agite sa paupière.
-Je n’ai d’autre choix que de vous faire ça.
L’énergumène sort l’arme à feu de sa poche et je n’entends qu’une détonation. Une seule détonation, pour une seule balle qu’en temps normal j’aurais aisément pu éviter. Mais cette fois c’est impossible. Quelque chose se débloque dans mon esprit… ce qu’Alice Lucy disait plusieurs années plus tôt.
Comment vivre quand penser est devenu une torture ? Quand vivre est une torture ? La douleur. Elle apaise l’âme. La douleur n’est pas insupportable, ni terrible. Elle est populaire, même, puisqu’elle est couramment utilisée dans le monde réel. Mais le Château n’est pas le monde réel, alors on pourrait s’attendre à ce qu’elle ne soit pas la même. La douleur engendre la peur, la peur donne le pouvoir. J’ai peur. Peur du Château. Peur de cet homme.
La douleur apaise l’âme… elle est bénéfique et nécessaire. Elle guide le monde. La douleur apporte le contrôle. Contrôle de soi, contrôle de l’autre, contrôle du monde, même. La douceur n’est rien sans elle car c’est parce qu’il fait jour que la nuit existe.
-Devos avait compris ça.
-Devos est un connard.
-Souviens toi de ce que Devos t’as appris.
Il m’a appris à la contrôler, à me contrôler, à m’oublier, à refouler la peur panique qui tente en vain de franchir les multiples couches de mon esprit.
La douleur, on a beau la fuir, elle nous rattrape toujours, et plus on se débat, plus elle est violente, parce qu’elle n’est jamais douce. Elle est seulement moins terrifiante que certaines choses. Apaiser par la violence… quel paradoxe amusant…
Pourquoi mon cœur bat-il aussi vite ? Pourquoi le temps se fige-t-il, pourquoi existé-je ? Pourquoi brûlé-je de l’intérieur ?
Chaque flamme me dévore et me consume tandis que l’incendie ravage ma tête et que mes quatorze barrages mentaux cèdent les uns après les autres.
La douleur… pourquoi maintenant ? Pourquoi ?
-Parce qu’ils ont fait exploser ma pièce…
Pourquoi ce malade coiffé d’un arbre à tasses m’a-t-il suivi pour me tuer ?
Le dernier rempart saute.
La douleur… celle qui vous arrache un hurlement fou, sorti tout droit des entrailles de votre abdomen.
-Fillette, va.
Tais-toi, Alice, tais-toi…
-Téléporte-toi !
Elle n’y arrivera pas
-Tu étais censée nous rendre plus puissante, pas nous faire crever !!!
C’est lui…
Ma tête heurte la moquette sans bruit. Je ne comprends pas. Je refuse de comprendre. Aucune balle ne peut m’atteindre. Pourquoi celle-ci ferait-elle exception à la règle ? Alice frétille dans mon esprit de me voir ainsi souffrir. Alice-Lucy me frappe mentalement pour me réveiller, pour que je fuie, pour essayer de masquer sa peur. Parce qu’elle a peur, je le sens. Pourtant elle ne semble pas être du genre à s’affoler pour un rien.
-Qui…
Une larme roule et je me concentre pour respirer normalement. Hoqueter me fera encore plus mal.
-Qui suis-je ?
L’homme s’approche doucement de moi, enlève lentement ses gants blancs dévoilant ses deux mains, l’une vernie de bleu et l’autre d’orange. Il jette ensuite ses gants d’un geste qui aurait pu paraître amusant sur son arbre à tasses, se penche sur moi et appuie sur ma plaie. Je hurle et il a un sourire de satisfaction.
-Pourquoi tu ne peux pas le repousser ?
-Parce que cette Lucy est ta part de faiblesse ! Ce n’est qu’une gamine inexpérimentée incapable de survivre seule !!!
-Moi, qui je suis ? Quelqu’un qui Vous veut du mal.
Je sursaute douloureusement. Il sait. Ça ne fait même pas quelques jours que j’ai retrouvé mon hôte, mais il est au courant. Comment est-ce possible ? Qui c’est, sérieux ?
-Dis-lui de ma part qu’il est beau, chuchote Alice.
-Tu… tu ne le vois pas… trop sombre…
-Il porte un arbre à tasses sur la tête. C’est forcément un beau gosse.
-Malade, lâche-t-il avec dédain. C’est une évidence.
Il m’attrape alors par la taille et me balance sur son épaule comme un vulgaire sac à patates.
-Lâchez…
C’est insoutenable, inexplicable, imbattable. Nous sommes faibles en sa compagnie, et je refuse d’envisager la présence d’un autre télépathe plus puissant que nous dans ce Château.
-Oh, oui, excusez-moi, la bienséance voudrais que je me présente.
-La bienséance, s’énerve Alice-Lucy, si elle existait dans ce monde de brutes, ne tolérerait pas qu’un gentleman en votre genre face subir ce traitement à une « lady » mal en point. Connard !
-Je vous entends, vous savez ? C’est très vilain de dire de telles choses. Enchanté, je suis Léonid Owens, un maître du temps chasseur de monstres. Heureusement pour vous, pas tueur. Uniquement chasseur.
-Un maître du temps c’est super cool !!!
-J’aimerais bien vous en dire un peu plus…
Il prend une théière de son chapeau.
-J’adore le thé ! s’affole Alice.
-… but now, it’s tea time !!!
Elle il l’abat sur ma tête avant de franchir la prochaine porte.
Auteur : Sakura en sucre, sous le pseudo « Sakura en sucre »