La première chose que j’éprouve en entrant dans cette pièce est une forte envie de tousser. L’atmosphère est étouffante et l’air chargé d’odeurs de tabac, de cannelle ainsi que celle plutôt désagréable du whisky. Une pâle fumée s’ajoutant à la pénombre m’empêche d’y voir correctement. Pénombre due aux immenses rideaux de velours rouge et or étendus sur les fenêtres et les murs, obstruant la lumière du jour et rendant cette salle encore plus petite. Une chaleur supportable s’ajoute à l’ambiance assez lourde.
Je m’avance timidement. La manière dont cette pièce est meublée, la décoration et les divers objets éparpillés partout me donnent l’impression d’être entrée chez quelqu’un. Je parcours des yeux l’ensemble de la chambre. Une grande bibliothèque longe les murs de forme ronde. Sur les étagères, j’aperçois plusieurs babioles : des masques africains, des poupées vaudous, un service à thé venu de Chine, plusieurs tableaux et quelques feuilles écrites en une langue inconnue. Apparemment, la personne habitant ici à beaucoup voyagé avant d’arriver au Château. Une tapisserie représentant des hiéroglyphes égyptiens est épinglée sur le plafond, le sol est recouvert d’un tapis multicolore. Pas un pan de mur, pas un coin de la pièce n’est pas recouvert de tissu, même le plafond où des rideaux de soie pendent. Au centre de la minuscule pièce, une petite table ronde attire mon attention. Elle est recouverte d’une nappe violette et au milieu, sur un socle, est posée une boule de cristal. Je m’en approche.
« Sois prudente… » me conseille ma petite voix. Je pose ma main sur la boule. Elle est glacée. Au même moment, une voix semblant surgir de nulle part me fait sursauter et j’ôte vite ma main de la boule :
– Qu’est ce que tu fais ? Ôte tes sales pattes de là !
Une silhouette petite et replète se dessine dans l’ombre. Je recule d’un pas, mal à l’aise. Celle-ci se rapproche et je peux distinguer ses traits. C’est une femme âgée, aux cheveux noirs et frisées, à la peau brune et avec une expression soupçonneuse sur le visage. Elle porte un châle rapiécé sur les épaules et elle se déplace dans un son de clochettes accrochées à ses poignets.
– Désolé… je… je voulais juste voir, je balbutie.
Son visage se radoucit. Elle me demande avec un sourire :
– Tu es une aventurière du Château c’est ça ?
– Oui… je m’appelle Or…
– Orianne, oui je sais, me coupe t-elle. Ma foi, cela fait bien longtemps que je n’ai pas eu de la visite. La dernière personne que j’ai vu était un homme élégant et c’était il y a des lustres.
« Elle a rencontré le Château, me souffle ma petite voix, elle est peut être son alliée. »
– Non je ne suis pas l’alliée de la personne qui m’a enfermée ici, si cela peut rassurer ta petite voix continue la vieille dame à ma grande surprise. Lorsqu’il m’a rendu visite, c’était pour me proposer de collaborer avec lui. Il avait besoin de mes dons. J’ai vu en lui ce qu’il comptait en faire et les malheurs qu’il avait déjà causé. J’ai alors refusé. Il m’a menacé de me laisser dans cette prison pour le restant de mes jours si je persistais. Je n’ai pas cédé. Mes dons ne servent pas à causer du mal ni assouvir les vœux de puissance de mes clients.
– Vos… dons ? Répétais-je de plus en plus stupéfaite.
– Oui mes dons, répondit-elle. Ma capacité à lire dans l’au delà entre autres.
– Vous… vous êtres une… voyante ?
– Une sorcière au don de voyance serait plus exact. Et mon prénom est Irma.
« Je suis sûre qu’elle ment. Tu ne vois donc pas ? Cette vieille mégère veut gagner ta confiance pour ensuite te piéger… »
– Vieille mégère ? Ta petite voix n’est pas très gentille.
– Désolé.
– Tu veux une preuve que je ne raconte pas de cracks ? Continue Irma comme si rien ne s’était passé. Assieds-toi je te prie, tu seras plus à l’aise.
Je m’exécute et me place sur une des chaises, en face de la boule de cristal. Je la fixe ces yeux pendant que Madame Irma parle.
– Voyons… que pourrais-je bien te raconter afin de gagner ta confiance ? Hum… par exemple que tu as fugué de chez toi il y a environ un mois pour venir explorer le Château ? Que le premier garçon dont tu es tombée amoureuse s’appelait Victor et qu’au lieu de faire tes devoirs, tu l’espionnait par la fenêtre de ta chambre ? Que pour tes huit ans, tu étais persuadée que ta marraine allait t’offrir un cheval et que tu as été déçue en voyant que c’était une poupée ? Que tu te sens coupable d’avoir abandonné tes parents et encore plus coupable d’avoir quitté Garette, Hernest et le Père Noël alors que ceux-ci prévoyaient de traquer la Créature et de forcer le Château à les libérer ? Je continue ?
Je fais non de la tête. Tous ces souvenirs sont vrais, j’en avais oublié certains mais je sais qu’ils ont vraiment existé. Je dois dissimuler très mal ma stupéfaction car le visage de la voyante se fend d’un grand sourire. Au bout d’un moment, je parviens à articuler :
– Vous pouvez voir le passé des gens ?
– Je peux lire leur vie si c’est cela que tu veux dire. En croisant ton regard, j’ai pu entendre tes pensées et tes émotions. Si je ferme les yeux, je peux voir tes expériences et tes souvenirs passés. Si je te touche, je peux voir ton avenir dans toutes ses possibilités. Enfin, grâce à cette boule que tu vois là, je peux voir où et que fait chaque personne dont je connais au minimum le prénom. Les êtres humains n’ont pas de secrets pour moi. Tu me trouves vaniteuse ? (je rougis et baisse la tête) Ne le serais-tu pas un peu si comme moi, tu avais la capacité de medium ?
– Peut être oui.
Un silence s’installe. J’ai une demande délicate à faire à Irma et je n’ose pas. Les mots ne veulent pas franchir mes lèvres. Et la voyante, qui sait sûrement ce que je voudrais lui demander, attends que ce soit moi qui le fasse.
« Ça ne te fera peut être pas du bien de le savoir mais si tu le ne fais pas tu t’en voudras toute ta vie. » me pousse ma petite voix.
Je me jette à l’eau :
– Madame, je… si ça ne vous embête pas, j’aimerais bien savoir quand je vais sortir du Château des Cent Mille Pièces…
– Tu es sûre de le vouloir ? Si c’est ce que tu souhaites, je veux bien mais… Comme tu voudras. Ta main s’il te plaît.
Je la lui tend. Elle l’examine un moment, regardant les lignes de ma paume, puis ferme les yeux pour mieux se concentrer. J’essaie de l’imaginer, d’imaginer le bazar de souvenirs mélangés que doit être son esprit en ce moment. Je vais le vide dans ma tête pour lui faciliter la tâche. Au bout de quelques minutes, elle me lâche et me regarde d’un air peiné :
– Je n’ai pas pu voir la date précise de ta sortie du Château. Cela veut dire que ce n’est pas un avenir défini et que tout peut encore changer et cela en fonction des choix que tu feras. Des milliers de futurs sont possibles et je ne peux savoir lequel sera le bon mais en tout cas ton départ d’ici est dans un minimum d’un an…
Je regarde mes chaussures, et mes yeux se remplissent de larmes amères. J’aurais tellement aimé qu’elle me dise que mon départ était proche, que j’allais revoir mes parents, que la vie reprendrait son cour normal… Et au lieu de cela, je ne suis que plus désespérée, je suis toujours dans cette maudite chambre dont le parfum entêtant commence à m’être insupportable, assise sur ce tabouret à regarder mes genoux égratignés et à me dire que tout serait définitivement plus simple si je ne savais rien.
Voyant mon désarroi, Irma continue :
– Cependant, lorsque tu sortiras, ce sera avec l’aide de plusieurs aventuriers et ce sera la fin du Château pour de bon. Je sais aussi que lorsque tu sonneras chez toi, sans que tu le saches, ce sera la date d’anniversaire de ton petit frère Ollie et qu’il te fera la tête car tu ne lui aura pas offert de cadeau. (je souris en l’imaginant. Oui, Ollie serait capable de me faire ça) Tu seras accueillie avec joie au lycée, par tes camarades et même tes professeurs car tous désespéraient de te voir revenir. Quant à tes parents, si leur comportement de mère poule t’énervais, tu le supporteras beaucoup mieux à présent. Par contre, j’ai aussi vu quelque chose qui risque de ne pas te plaire…
– Quoi donc ? Je m’exclame la voix rauque.
– Emmanuel, celui qui s’occupait du blog Je Bouquine que tu aimes tant, s’en va. Il est remplacé par d’autres personnes qui sont sûrement très sympathiques mais à tes yeux, ce ne sera plus jamais comme avant.
Une boule me serre la gorge. Emmanuel, Emmanuel qui avait toujours été là… Comment pouvait-il s’en aller ? Étrangement, c’était cette nouvelle, qui pourrait paraître sans importance à la plupart des gens, qui me rend le plus triste. Car les autres, aussi belles qu’elles soient, ne me paraissent pas réelles dans ce Château. Alors que le départ d’Emmanuel, si. Il était tellement gentil avec nous les Jbnautes, du moins jusqu’à avant ma fugue. Je serre les dents. Allons, s’il est partit, c’est parce que c’est ce qu’il voulait, rien de plus… Je redresse la tête. Irma me propose une tasse de thé. Ce n’est pas de refus. Je refuse cependant de goûter aux biscuits verdâtres qu’elle mange avec délice. Je sirote mon thé brûlant et ne me lasse pas de regarder les étranges décorations que j’avais remarqué plus tôt, en entrant dans la salle.
– Vous avez beaucoup voyagé, je remarque.
– Oui, jusqu’à mon enlèvement. J’ai fais le tour du monde, ai rencontré des gens comme moi dans chaque endroit que j’ai visité et je me suis faite connaître un peu partout. Mes noms sont nombreux dans de nombreux pays. « La Sage » chez les Elfes, « La Pèlerine » chez les Nains ; j’étais « Ombre » dans ma jeunesse dans l’Ouest, qui est oubliée, « Marabout » dans le Sud, dans le Nord « Irma » ; dans l’Est, je n’y vais pas.
Même avec l’esprit ailleurs, je pourrais reconnaître une citation du Seigneur des Anneaux, livre que j’avais lu sous l’insistance de quelques Jbnautes et bien sûr, d’Emmanuel et que j’avais exploré grâce aux livres voyageurs.
– Donc, tous ces noms se rattachent à une seule et même personne : vous.
– En effet.
– Il y a encore certaines choses que j’aimerais savoir, mais le problème, c’est que je ne sais pas si cela m’aiderais à me sentir mieux.
La voyante soupire, et se met à faire les cents pas dans la minuscule pièce, provocant la sonnerie des dizaines de petites cloches accrochées à ses poignets.
– Tu veux savoir, dit-elle marchant toujours, si tu reverras Garette et Hernest. Tu veux savoir s’ils sont en vie. Tu veux savoir si tu as de nouveau à te battre. Tu veux qu’avec ma boule de cristal, je te montre où sont tes parents. Bref, tes souhaits sont normaux. Si tu voulais en plus savoir quelle tête aurait ton futur mari, je commencerais à m’inquiéter.
– Ce n’est pas ma priorité pour le moment, avouais-je.
Irma attrape ma tasse maintenant vide. Lire l’avenir dans les feuilles de thé m’a toujours semblé absurde mais aujourd’hui je ne suis plus sûre de rien.
– Regarde, dit la voyante en me tendant la tasse. Que vois-tu au fond ?
J’observe les feuilles de thé avec attention. Elles semblent dessiner une petite croix mais je n’en suis pas sûre.
– Une croix signifie du combat.
« Ne sois pas surprise, pour survivre dans le Château il faut bien se battre ! Souviens-toi de la pièce Horloge… »
Ah oui, la pièce Horloge ! Comment l’oublier…
– Je vois aussi une fleur et une cage, remarquais-je.
– La fleur signifie des retrouvailles et la cage… facile à imaginer. Il y aura des retrouvailles te concernant mais dans l’enceinte du Château. Nous pouvons donc supposer qu’il s’agit de tes amis, explique t-elle.
Je suis un peu plus soulagée. L’avenir ne me réserve pas que des horreurs. Reste à voir mes parents.
Irma sort un chiffon et essuie le cristal de la boule. Je me rapproche et fixe intensément la sphère pendant que qu’elle murmure des paroles étranges avec son accent italien. Je lui donne le prénom de mes parents et quelques instants plus tard, aussi incroyable que cela puisse paraître, la boule s’illumine et une image floue, puis nette de ma maison apparaît. J’écarquille les yeux. Dans le jardin, mon père lit un livre sur une chaise-longue. Il a l’air fatigué mais pas malheureux car, plongé dans son histoire, il oublie un instant sa vie de tous les jours et son adolescente disparue. Je le regarde encore quelques minutes, ne me lassant pas de le voir tourner une page, cligner des yeux, se passer la main dans les cheveux. Puis je cherche ma mère. Elle est à l’intérieur et fait faire ses devoirs à mon frère. Celui-ci souffle pendant que maman lui explique la conjugaison de l’imparfait. Tout semble normal. A ce moment précis, tout porterait à croire que je n’ai jamais existé ou que j’ai été effacée de cette famille. Ce qui me fait mal. Je ne souhaitais pas les retrouver en pleurs mais de voir qu’ils ont continué de vivre sans moi me fait monter les larmes aux yeux.
Je passe mes doigts sur la boule, comme si je pouvais les atteindre. Puis je remarque quelque chose. La porte de ma chambre est grande ouverte, dans son bazar habituel, chaque objet placé comme je l’avais placé avant de partir. Comme s’ils attendaient que je revienne, comme si cette chambre était toujours la mienne et qu’ils avaient gardé espoir en mon retour. Cet idée me remet un peu de baume au cœur.
« Je reviendrais, promis un jour ou l’autre je reviendrais, je pense très fort. Et si je suis partie, ce n’est pas à cause de vous, ce n’est pas parce que je vous aime pas, c’est parce que j’ai été… »
« Une fille stupide, égoïste, dédaigneuse, bref une grosse pétasse » complète ma petite voix.
Ce qui est vrai. Madame Irma me tend un mouchoir que j’accepte volontiers. Voir mes parents m’a rendue mélancolique mais en même temps je me sens soulagée. Ils sont toujours en vie. Ils vont bien. Je me lève. Madame Irma est très gentille bien qu’un peu égocentrique mais il est temps pour moi de partir. Une chose est sûre : ce n’est pas en restant dans cette pièce que je vais retrouver ma famille.
La voyante ne dit rien. Elle me regarde prendre mon sac et me préparer. Puis elle m’indique une trappe sur le plafond : la sortie. Soudain, quelque chose me traverse l’esprit.
– Si vous ne venez pas avec moi, vous vous retrouverez dans la pièce des Captifs et vous perdrez tout ce à quoi vous tenez dans cette pièce ! M’exclamais-je affolée.
– Ne t’inquiètes pas. Lorsque le Château s’est fait repousser, le charme qui faisait fonctionner la pièce Fourre-tout et celle des Captifs s’est fragilisé et ne marche plus correctement. Si je le veux je peux aller là bas, comme si je le veux, je peux m’en aller par cette trappe. Si je le veux je peux rester. Mais mon bureau me convient et je n’ai nulle envie de le quitter. Lorsque je sortirai, ce sera pour aller dehors, dans le vrai dehors. Mais toi, tu as toute la vie devant toi et tu dois t’en aller. Tu dois rejoindre les autres aventuriers, tu dois les aider à ta manière même si ce n’est pas en combattant.
Je ne peux que l’écouter et lui obéir. Même si l’avenir n’est pas encore défini, même si toutes les prédictions qu’elle m’a faite sont peut être fausses, je sais qu’un jour, je sortirai du Château. Et cette perspective me réconforte. Je dis au revoir à Madame Irma, la remercie pour tout puis me hisse dans la trappe et après un dernier regard en arrière, j’entre dans la pièce suivante…
Autrice : la p’tite moustache, sous le pseudo « la p’tite moustache »