L’Impératrice Chapeautée as L’Impératrice Chapeautée
Une fois dans le couloir, je me laissai glisser contre le mur telle une flaque des plus informes, vidée d’énergie, abasourdie, les yeux encore aveuglés par l’éclatante blancheur de cette deuxième salle. Je ressassais les révélations du couple de pierre claire. Ainsi donc le château était doté d’une âme ? Cette simple idée, qui remettait en cause le sens-même de vie, et ce malgré mon esprit plutôt cartésien, me tétanisait. Je regardai des deux côtés le couloir qui se prolongeait, les enfilades de portes chamarrées, et je frémis en songeant à toutes les horreurs qui sans doute étaient tapies là.
Quelque chose cependant, qui influençait ma volonté et violentait mes résistances, me forçait à me relever, et à aller voir ce qu’il y avait au bout de ce boyau de roche. Malgré mes réticences, je me redressai, et arpentai rapidement le couloir, le souffle coupé, les yeux écarquillés, tous les sens en alerte. Et c’est alors, qu’au détour d’un virage, une porte à doubles battants se dressa brusquement. L’un était noir, l’autre doré. Un halo de lumière semblait l’auréoler. Je décrétai que plus rien ne pourrait me surprendre, et poussai la poignée. La porte se referma dans un fracas sourd. Je me retournai, et observai devant moi.
La salle était, de toute évidence, de taille titanesque, toute en longueur, bardée d’arcades sombres, et dont la voûte était plongée dans l’obscurité. Soudain, mon attention fut attirée par un léger clapotement contre les marches où j’étais juchée. Je remarquai alors que toute la pièce baignait dans des flots d’apparence huileuse, aux reflets visqueux, si noire qu’on l’aurait crûe d’encre. D’ailleurs, cet étang en était peut-être fait ? Une barque tanguait lourdement, accrochée à un piquet. Je distinguai que le mur le plus proche de moi était couvert de vase, et suintait d’humidité. Mes yeux encore éblouis peinaient à percer l’obscurité épaisse. Des relents suffocants me prenaient à la gorge à chaque vaguelette qui venait se briser contre l’escalier de pierre plongeant dans le liquide sombre. Je n’avais pas le choix. Je posai un pied dans l’embarcation de bois vermoulu, qui n’avait rien d’extraordinaire, et détachai la corde du rivage.
Un éclat se mit à luire faiblement tout au bout, quelque part dans le néant, très loin. Je cherchai fébrilement des rames. Il n’y en avait pas. Je plongeai avec répugnance mes mains dans le lac dont je ne distinguais que la surface poisseuse. Grâce à la poussée de mes bras, la barque avança, tant bien que mal, avec lenteur et hésitation. Je ne voyais plus que ce point lumineux qui scintillait au fond. J’avais l’impression que ma vie entière était accrochée à cette étincelle jaillie des ténèbres.
J’évoluais dans le noir complet, esquivant de justesse les colonnades à demi émergées qui soutenaient le plafond. Parfois, je sentais un frôlement contre mes doigts glacés, mais je m’empêchais d’y songer. Je devais avancer, coûte que coûte. Pas un souffle ne venait briser la lisse étendue qui se déployait tel un miroir d’obsidienne, sinon la proue de mon navire de fortune. La solitude froide qui m’enveloppait me pesait presque autant que la déplorable qualité de l’air putride. Je ne voyais pas la fin de ce cloaque immonde, et me cramponnais désespérément à la lumière qui brillait invariablement, et ne semblait pas se rapprocher.
Soudain, elle s’éteignit.
« Oh, non, par pitié, pas ça… », murmurai-je, tandis que ma barque dérivait dans le noir complet.
Un silence se fit. Puis un grondement lointain retentit. Je distinguai une masse jaillir vers moi. Ce n’était pas un monstre, comme je le crus d’abord. C’était sans fois pire. Une gigantesque vague qui fonçait vers moi dans un tumulte de gerbes d’écume, d’embruns froids, et de mousse poisseuse. Lorsque elle s’abattit sur moi, renversant mon embarcation comme une coquille de noix, je me fondis dans les profondeurs de cette eau qui n’en était pas, me débattant, griffant le vide, fixant mes yeux sur le noir, inspirant des goulées âcres de liquide épais, m’étouffant, criant, et coulant, inexorablement, vers les abysses. Les flots s’infiltraient en moi, brûlaient ma gorge, mes poumons, je me sentais imploser, lâcher prise, glisser vers le néant, et mes pieds battaient furieusement l’eau noire, et mes paupières s’ouvraient sur le vide, et je ne voyais rien, n’entendais que mes cris assourdis par les flots… Je m’enfonçais… Je dérivais… Je perdis connaissance.
Le contact de ma joue froide sur des dalles de pierres gelées me réveilla en sursaut. Je ne sais ni comment je survécus, ni comment je parvins finalement à l’autre bout de la salle, au pied d’un mur de briques grises, percé d’un unique flambeau, sans doute celui qui m’avait guidé. Je crachai des torrents de salive noire comme le charbon, expulsant de moi les ténèbres infinies. Je restai là un long moment, couchée sur le sol froid, appréciant sous mes mains la rugosité de ces pierres. Je respirais l’air à grandes bouffées, dévorais de mes yeux le plafond au-dessus, si consciente de ma vie, soudain, que j’en aurai crié de joie. Puis je me relevai.
Devant moi se découpait une arcade de roche sculptée tendue d’un rideau de velours rouge…