Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LE VASE CLOS
LE VASE CLOS

LE VASE CLOS

Carnet de Devhinn
Pièce perdue n°17 (soit la 61ème pièce)

Le contact s’est évanoui depuis longtemps, ma main n’a plus de guide et mes pieds s’en satisfont. Pas à pas je découvre sous mes semelles usées la sensation subtile du sol qui change de matière, du bois branlant au verre légèrement glissant. Et peu de temps après, l’eau, partout.
Je me noie.

Mon corps par instinct poussé en avant se désarticule, mon cerveau pris par surprise lui ordonne de se coordonner, mais l’air, alimentation suprême, ne passe plus. Quant à mes vêtements, à l’unisson, ils se gorgent de l’idée la plus évidente : couler.

Malgré les dissensions, mes épaules se débattent suffisamment pour quitter le trench coat des années 50 trop soucieux de rejoindre le fond. Mes chevilles se désolidarisent des baskets élimées qui leurs servaient d’hôtes, et mon thorax rencontre une longue tige souple que mes membres encerclent aussitôt en une étreinte. Ma vue brouillée discerne la surface dans l’eau sale, et ma tête une nouvelle fois prend les devants.

Après une éternité j’émerge, aveuglé par mille iridescences. La lumière vient de tous côtés, répercutée par une paroi de verre usée en forme de dôme. Juste au-dessus, un puits d’obscurité d’un bon mètre de diamètre noircit le centre de la voûte.
Alors que je m’habitue à la lumière, barbotant dans l’eau verdâtre cramponné à la tige qui émerge tristement de la surface, mon esprit essaie de signifier l’origine de la lumière bouchée et arrive à sa conclusion :

Un vase.
Très bien.
Je suis dans un gigantesque vase.

Au creux de mon coude, ce qui était probablement une fleur proportion géant a perdu sa tête d’origine, et son corps termine quelques mètres plus haut sans espoir de revoir l’air libre, sous un bouchon en liège.
Les yeux plissés, je réveille mes réflexes habituels. Si incongrue soit-elle, la sortie doit bien se cacher quelque part. Mais la transparence du vase ne donne à voir que des variations de couleurs informes au-dehors. J’essaie tant bien que mal de cacher les reflets de lumière, la main en coupe sur mon front, scrutant avec…

Ma main. Au diable la sortie, qu’est-il arrivé à ma main ?
Ma paume, le bout de mes trois premiers doigts, sont lisses, clairs, et la lumière s’y engouffre timidement. Les détails flous de la pièce précédente me reviennent en patchwork de matières, le bois de chêne, le papier à dessin, la mine de graphite, les bougies de cire. De cire. De cire.

Une vive panique s’empare de mon corps, se diffuse depuis ma main droite, trouble la surface de l’eau et la maîtrise habituelle de mon corps. Mais la vase qui m’entoure n’apaise en rien l’horreur. Ma tête reprend son débat d’ordre avec mes membres, mais confuse cette fois, leur intime autant le calme que la survie.
Je reste plein d’une angoisse asymétrique, mon corps découpé par l’eau stagnante aux épaules, et par la cire remplaçant parfaitement les parties manquantes de ma main, pendant des heures. En vérité la lumière ne change pas et me laisse sans indice quant au temps qui passe.
Aussi, après une éternité, je lève les yeux le long de ma plante inconnue, prends mon courage à une main et demi, et entreprends une ascension.
La tige n’est pas assez souple pour ployer sous mon poids, peut-être l’inertie de l’eau y est-elle pour quelque chose, toujours est-il que je monte lentement la matière rêche et humide comme grimpant au mât d’un radeau. Main gauche, et mon impulsion se fait haute, assurée. Main droite, et je place chaque appui, chaque doigt, avec la plus grande précaution. Je pousse, découvre que la cire est bien plus efficace contre la douleur que le millimètre d’épiderme originel de mes doigts.

Alors que je ne peux plus monter davantage, je lève le bras, vacillant, et touche le liège rugueux qui barre le passage.
“Pop”, alors que le liège dégringole le long de la paroi du vase. La lumière entre comme une douche, m’éblouit, puis je grappille tant bien que mal les centimètres manquants pour atteindre le rebord. Ma main valide endure, peine à hisser le reste de mon corps. La seconde résiste davantage, guide mon avant-bras, permet à l’autre de se hisser.

Assis sur le bord du vase, je contemple le vide. La lumière éclatante n’est pas moins mystérieuse ici, je ne vois nulle part où aller.
Je regarde ma prothèse impromptue, écarte les questions de logique. Qui ? Comment ? Combien de temps ? Peu importe.
Le souffle accélérant, je me maintiens encore un peu au rebord, une soudaine adrénaline s’emparant follement de chaque parcelle de moi-même, réconciliant tous les morceaux.
Comment je me suis retrouvé là ? Peu importe.
Allons retrouver les autres.

Auteur : un gars…, sous le pseudo « un gars… »

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