Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LÀ OÙ JE SUIS ASSISE
LÀ OÙ JE SUIS ASSISE

LÀ OÙ JE SUIS ASSISE

Je suis fatiguée…
Je suis…
Je suis ?

Cette constatation me surprend. Je suis.
Je… je pensais… je pensais ? Je pensais avoir disparue.
Non pas être morte.
Mais disparue.
Effacée.
Oubliée.
Pourtant…
Pourtant je suis.

Ce sont des échos de souvenirs qui m’ont ramenée. Je les sens encore, ils résonnent en moi, caressent ma peau, chuchotent à mon oreille, laissent leurs saveurs dans ma bouche, s’attardent dans le coin de ma vision. Ils m’ont traversée et me font exister.

J’ai l’impression de sortir d’un long sommeil, je suis une vieille machinerie qui se remet en marche, tout à l’intérieur grince et proteste. Mon corps est gourd, mes paupières lourdes. Elles ne se lèvent qu’à grand peine sur une nouvelle obscurité. Le soupir qui m’échappe est rauque. J’avais oublié.
Les sensations du monde qui m’entourent me reviennent. Le support dur sur lequel je suis assise et je m’appuie. Le son de ma respiration, seule perturbation du silence. Le froid au creux de mes mains.

Le froid au creux de mes mains.

Ombre !

Iel n’est qu’une toute petite sphère logée dans mes paumes, forme qu’iel adopte lors de ses hibernations. Du bout du doigt, je lea caresse, je lea réchauffe. Je lance mes pensées vers ellui mais trouve la porte close par son sommeil encore trop profond. Et les échos des souvenirs. Ils chantent autour de moi, se rappellent à moi comme ils m’ont rappelée à l’existence.

Ils sont diffus, délayés à force de s’être répercutés sur les murs du Château avant de m’atteindre mais m’enveloppent dans leur étreinte, teintée de nostalgie et d’une douce familiarité. Ce sont les souvenirs de personnes que je connais. Ça ne fait pas beaucoup, je peux les compter sur les doigts d’une main.

La première, son souvenir est le plus vif, récent. Ses couleurs sont encore chatoyantes et son contact piquant. Devhinn. Il est là, quelque part. Il est. Il s’est rappelé de moi. Je suis.

L’autre… Le souvenir est fané, ses bords se sont écorchés à force de se perdre dans les couloirs labyrinthiques. Je le reconnais. Je reconnais le goût de ses mots, la mélodie de ses gestes, le grain de son rire et les reflets de ses soupirs.

Malgré moi, mes yeux se ferment et je sens les larmes qui montent, brûlantes.

Oh, petit souvenir…
Tu t’es décidément perdu longtemps en chemin pour ne me trouver que maintenant.
Cela fait longtemps que tu es parti.
Cela fait si longtemps qu’il n’est plus.

Les larmes dévalent mes joues tandis qu’à mon tour je me souviens de Jad.
De ses yeux et de son sourire.
De sa gentillesse.
Des étincelles de magie sur sa peau.
De…
Du sourire d’Aden lorsqu’il nous avait annoncé sa mort.
Un gémissement m’échappe. Il était plus simple de ne pas me souvenir. Je veux retourner dans ce non-état pour ne pas avoir à subir la souffrance d’exister. Par-dessus le chaos de mon esprit, le souvenir continue de tinter.

Non, vas-t-en, je ne veux pas de toi. Repars d’où tu viens et efface-toi dans les méandres du Château.

Il insiste. Encore.

Et encore.

Ne vas-tu donc pas cesser ?

Sa détermination est supérieure à la mienne. Tant pis. Je baisse les bras et arrête de le repousser. Je m’attends à une avalanche de tristesse qui m’engloutirait à son contact, mais… je découvre autre chose. Le souvenir n’est pas aussi vieux que ce que je croyais. Il n’est pas tout jeune, il a bien voyagé, mais il est trop récent. Trop récent pour dater d’avant… d’avant la mort de Jad. Comment des mots peuvent faire aussi mal ? Ce n’est pas possible. Tout simplement pas possible.
Des doigts caressent mes joues pour chasser les larmes.

—Mais si c’est possible, Analayann. Ça veut simplement dire qu’il est en vie !
—Ombre ?

Iel rit devant mon incrédulité. Dieu, que son rire m’avait manqué.

—Tu m’as manqué toi aussi, mon Oublieuse. Ne comprends-tu pas ? Ce souvenir… il est la preuve qu’Aden a mentit. Il est la preuve que Jad est en vie !

Je secoue la tête. Je refuse d’y croire.

—Pourtant, tu n’as pas le choix. C’est bien son souvenir. C’est bien lui. Il est là, quelque part. Peut-être loin, peut-être tout proche. Il a pensé à nous, il nous a sauvé, à nous maintenant de le retrouver. Et… bon, d’accord, Devhinn aussi, ajoute-t-iel, boudeuxe, en captant ma pensée, si tu y tiens tant.

Je souris. Iel glisse ses mains dans les miennes et m’attire pour me faire lever. L’um contre l’autre, nous nous mettons en route vers l’inconnu, un pas après l’autre.

Dans mon cœur, il y a un nouveau sentiment qui s’est installé. L’espoir.

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