Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LE CIMETIÈRE DE CENDRES
LE CIMETIÈRE DE CENDRES

LE CIMETIÈRE DE CENDRES

Je ne peux rien faire pour lutter contre la poigne qui m’attire en avant, tant et si bien que mes pieds s’emmêlent. Je ne tombe pas que grâce à la main qui m’enserre toujours l’épaule. Dès le pas de la porte franchit, une violente lumière se déverse sur nous, me plongeant dans le noir. Tout redevient blanc aussitôt qu’Ombre ferme les paupières. Ses tremblements se sont calmés, disparus en même temps que le rire qui la tuait. La fatigue s’abat sur elle et je la reçois de plein fouet.

—Vous allez bien ?

Je reconnais la voix de Devhinn.

—C’est plutôt à toi que l’on devrait demander ça.

Le souffle d’Ombre est encore court quand elle lance sa tirade à demi sarcastique. Je sens le mouvement de recul de Devhinn, qui ne me lâche toujours pas. Le bras d’Ombre s’enroule autour du mien, plaquant sa peau contre la sienne. Je grimace en réponse à celle que j’imagine apparaître sur le visage de notre compagnon de voyage. J’ai déjà expérimenté le toucher de la peau d’une Ombre, et lorsque l’on n’est pas habitué, désagréable est un maigre mot pour qualifier la sensation. Je les sépare doucement à l’aveuglette.

—Ça suffit. Il y a beaucoup de choses dont on doit parler. Mais pas comme ça.

Aucun des deux ne me répond. Ombre entrouvre les paupières, faisant pénétrer une lumière crue et agressive dans ses yeux, créant des tâches de noir dans ma vision. Elle gronde :

—Rien à faire, c’est trop…
—Lumineux ? On est d’accord.
—On n’ira pas loin si on doit avancer à l’aveuglette. Je suis même étonnée que rien ne nous ait encore agressé.
—Je n’ai pas pu voir grand-chose quand je suis entré, mais ça avait l’air désert. Et grand. Le sol n’est pas stable.

Je l’écoute décrire le peu d’informations qu’il a en sa possession en remuant mes orteils dans la poussière tiède dans laquelle ils baignent. Je sens au milieu quelques éclats durs qui me râpent la peau. Un éclair de familiarité me traverse, trop fugace pour que je ne puisse m’en saisir. Par contre, il traine dans son sillage une intuition. Tout doucement, j’en déroule le fil.

—Devhinn ?
—Hum ?

Je lui tends la main, dedans repose la pièce. Il comprend aussitôt de quoi il en retourne. Nos mains se referment l’une sur l’autre, enfermant entre elles la rondelle de métal. Vient le moment de vérité. Millimètre par millimètre, il laisse la lumière pénétrer dans ses yeux. Dans mes yeux. Comme mes compagnons de voyage avant, je me sens d’abord agressée par l’afflux. Cependant, ma vision s’adapte, et le blanc omniprésent et brûlant devient supportable. Je porte la main à mon visage sans la voir et concentre mon regard sur le paysage qui nous entoure.

—Ça… ça marche ! Je vois !

A nouveau, je vois. Renversant l’habitude qui s’était construite, je suis la seule. Devhinn me prête sa vue et Ombre ne parvient pas à profiter de cet étrange partage. Après un instant de félicité, je découvre le lieu où nous sommes et ne peux réprimer un mouvement de recul.

—Qu’est-ce ce qu’il y a ?
—Rien. Rien… juste…

Me prêtant à mon tour au jeu de la description, je décris, mot par mot, l’étendue infinie de squelettes carbonisés qui s’étend devant nous. La plupart s’effritent en cendres, mais des morceaux d’os restent visibles, et pour certains identifiables. Un bras qui se lève seul vers le ciel. Un crâne qui nous fixe de ses orbites vides. Un parterre d’horreur jusqu’à ce que j’en perde le compte. Un frisson glacé nous parcourt l’échine.

—Quand faut y aller…

Il n’y aucune conviction dans cette phrase. Pourtant, un pas, puis un deuxième, et on s’y lance. Chaque pied qui se pose sur le sol soulève un nuage grisâtre qui s’accroche à nos jambes et nos vêtements. Sur ma gauche, Ombre est si peu tangible pour ce lieu qu’elle laisse à peine une trainée derrière elle. Les paupières plissées, accrochée à mon bras comme à une amarre, je sens toute la confiance qu’elle a en moi. A ma droite, Devhinn avance les yeux grands ouverts sur le vide, le pas plus hésitant. Nous avançons droit devant nous, évitant par mes soins autant que possible les amas d’os.

—Et donc… euh… je disais que je suis désolé. Pour ce que j’ai fait. Autant dans ma vie d’avant que dans la pièce précédente. On aurait pu en apprendre plus sur ce qu’il s’est passé… et j’ai tout gâché.

Le haussement d’épaules d’Ombre se propage à travers les miennes. J’enjambe un tibia. Ou peut-être un fémur. Je me repasse les images des écrans de fumée dans un coin de ma tête, et je sais qu’Ombre les revoit en même temps que moi. On n’en a pas exactement les mêmes souvenirs, et quand ces derniers diffèrent, les deux versions se superposent dans un flou qui… pétille. Tandis que mon esprit cherche à trouver un compromis entre elles, je murmure :

—On a déjà appris plusieurs choses… Tu n’es pas arrivée ici par hasard, Ombre. Quelqu’un, quelque chose t’y a poussée. A fait croiser nos chemins.
—Le Château.
Je secoue la tête.
—Non. Notre rencontre m’a été trop bénéfique. Tu m’as sauvé la vie, tu n’as eu de cesse de me secourir, encore et encore. Ça ne peut – définitivement – pas être le Château.
—La créature que l’on a aperçu derrière Ombre n’avait pas l’air particulièrement bien intentionnée non plus…
—Tu es bien placé pour parler des apparences ! On dirait pas, avec ta gueule d’ange, mais t’as fait quand même de sacrées crasses à Analayann et…
—Arrête Ombre…
—Non ! Je n’arrêterai pas ! Tu l’as vu comme moi ! Tu l’as entendu comme moi ! C’est lui qui…
—M’a mis Awitchakaën. Oui, je sais. On le savait déjà. C’est pas grave.
—C’est pas… Quoi ?!
—Tu sais très bien ce que je veux dire. Bien sûr que non, je ne veux pas vraiment dire que ce n’est pas grave. C’est juste que… Que j’ai décidé de dépasser ça. Il nous l’a expliqué, il est, après tout, lui aussi une victime du Château. Et il a changé. Il veut m’aider. Nous aider. Alors… si on pouvait ne pas s’entre-déchirer pour ça…

Les indignations d’Ombre s’emmêlent tant et si bien dans sa bouche qu’il n’en ressort qu’un mélange indescriptible de mots. Par contre ces derniers sont tous parfaitement intelligibles dans sa tête, et donc dans la mienne.

J’ai mal.

Je trébuche.

Devhinn me rattrape et ose enfin ouvrir la bouche :

—Ça va ? Si je…
—Non tu ne pas ! Tu rien du tout. Tu te tais et…

A nouveau, mon cerveau sature. D’un mouvement brusque, je me dégage de leurs étreintes. La pièce libérée roule dans les cendres en même temps que ma vision s’éteint. J’entends Devhinn grogner au retour soudain de la lumière dans ses yeux tandis que tout redevient noir autour de moi. Quelle bonne idée. Trois aveugles en territoire ennemi. Mais à vrai dire, j’en n’ai rien à foutre. Je voudrais juste que les tambours qui ont recommencé à taper entre mes tympans s’arrêtent.

Je perçois, d’un côté comme de l’autre, mes compagnons qui cherchent à se rapprocher pour m’atteindre à tâtons. Ils se disputent je crois. Je ne veux plus les entendre. Je recule encore d’un pas. Un éclat d’os se plante dans ma voûte plantaire. Sous l’effet de la douleur physique qui s’ajoute à cette psychologique, je m’assoie. La poussière d’os me rentre dans les poumons. Je tousse. J’étouffe. Quelque chose se referme sur ma cheville. Je tâtonne. Reconnais une main appartenant à un mort.

Je hurle.

Je perçois vaguement qu’eux aussi se mettent à crier. Puis une autre main s’ajoute à la précédente en m’attrapant au bras. Puis une autre, et encore une autre. Je suis plaquée au sol par ces squelettes qui ne tiennent plus qu’à quelques os. Je m’enfonce dans la cendre. Elle rentre dans ma bouche, dans mes narines, me brûle les yeux. Je tousse, j’appelle, je… j’étouffe. Et puis… je ne sais plus.

Partager...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *