— Thomas Callaghan ?
C’est enfin mon tour. Je franchis bravement la ligne de confidentialité, trait jaune tracé avec précision sur la moquette de la salle d’accueil et m’approche du comptoir derrière lequel la réceptionniste martèle son clavier en mâchant bruyamment un chewing-gum. Elle me jette un regard par-dessus ses lunettes en demi-lune, l’air morne, puis de nouveau vers son ordinateur. Je lui adresse un sourire poli qu’elle ne rend pas.
— Encore un instant, je vous prie, monsieur Callaghan.
Je hoche la tête, et mon regard balaie la pièce pour m’occuper. Derrière moi, une rangée de fauteuils disposés autour d’une petite table jonchée de vieux magasines. Patrick, gigantesque masse de lave incandescente avec qui j’avais fait connaissance pendant les deux heures d’attente, se trémousse nerveusement sur son siège qui malgré ses efforts est en train de prendre feu. Il tente d’étouffer le début d’incendie avec une édition préhistorique de “Gargouille Actuelle” mais le magazine ne fait qu’alimenter les flammes qui éclatent joyeusement en étincelles. Je lui adresse un sourire compatissant et les roches magmatiques qui composent son visage craquellent en retour. De la lave ruisselle lentement à travers les fissures et goutte sur la moquette grise qui s’enflamme immédiatement. Gêné, je me tourne de nouveau vers la réceptionniste. Patiemment, j’étudie son chignon impeccable, son trait de crayon vert sous ses yeux éteints, le mouvement de ses lèvres fines en pleine mastication, le col jauni de sa chemise. Elle a l’air d’avoir à la fois soixante et trente ans. D’un coup, elle se redresse et me fixe. Je sursaute.
— Bonjour. Merci d’avoir attendu. Pouvez-vous m’indiquer le motif de votre visite ?
— Je cherche quelqu’un. Et… on m’a dit de chercher ici.
Elle soupire bruyamment en levant les yeux au ciel.
— Vous n’avez rien de plus original ?
— Pardon ?
— Ce n’est rien contre vous, monsieur Callaghan. Simplement, ce motif de visite est dans le top cent des motifs les plus fréquemment mobilisés par notre clientèle.
Je hausse les sourcils, légèrement heurté.
— Je ne savais pas que la raison de ma visite ici devait être originale.
Elle hausse les épaules et se penche pour ouvrir un tiroir situé sous son bureau, à sa gauche, d’où elle sort un épais bloc-notes couvert de poussière.
— Ce n’est pas une obligation, mais je vous avoue que ça aurait changé un peu de d’habitude. J’occupe le même poste depuis le début de l’univers, monsieur Callaghan. Tout le monde vient toujours pour les mêmes raisons. C’est lassant. Et encore, dites-vous que la majorité de notre clientèle passe directement par le Cathedrhall ! Je n’ai donc pas la possibilité de les soumettre à ce petit sondage, mais, entre vous et moi, je pense que j’obtiendrais les mêmes résultats.
Elle tourne le bloc-notes vers moi et me montre du bout de son index les premières lignes inscrites d’une jolie écriture cursive sur le papier jauni.
— Voyez, par exemple : en première place, nous avons la recherche d’un sens plus profond à l’existence, le grand favori de nos explorateurs. Ensuite, la recherche de la fortune, et en troisième place le développement personnel. C’est d’un ennui…
C’est à mon tour de soupirer. Je tapote impatiemment le comptoir verni du bout des doigts, piqué au vif.
— Bon. Je m’excuse de mon manque de créativité quant à la raison de ma visite. Est-ce qu’on peut passer à la suite, maintenant ?
Elle range le bloc-notes en bougonnant. Le reste de la procédure d’inscription se déroule sans heurts, mais semble durer une éternité. Je me prends plusieurs fois à regretter de ne pas avoir choisi le Cathedrhall pour entrer. Certes, au moment où j’arrivais devant l’accueil, petit bâtiment greffé comme par erreur à l’un des flancs du Château à un endroit où le rempart extérieur s’était effondré sur lui-même, le Cathedrhall était encore à une demi-journée de marche. Mais, avec du recul, je comprenais pourquoi il était le choix de la grande majorité des explorateurs. Outre son architecture grandiose, il avait le mérite de faire éviter cette procédure administrative complètement superflue.
Enfin, la réceptionniste tamponne ma fiche d’identité et m’indique le couloir qui s’étend derrière elle d’un geste de la main.
“Vous trouverez l’ascenseur au bout de ce couloir. Bon courage.”
Je lui adresse un sourire radieux.
“Merci.”
Je range la fiche dans mon sac avec soin et me dirige vers le couloir, non sans adresser un geste de la main à Patrick, qui balaie tristement les cendres de son fauteuil sous le regard courroucé du vigile.
L’ascenseur qui m’attend au bout du couloir est magnifique, tout en miroirs et en dorures ouvragées, avec des portes en fer forgé donnant sur une cabine juste assez grande pour nous accueillir tous les deux, moi et le liftier. Le liftier m’adresse un sourire fatigué sous son calot et m’invite à entrer dans l’ascenseur. C’est un homme qui semble avoir à peu près mon âge, c’est-à-dire une vingtaine d’années, vêtu d’un costume rouge délavé dont il manque quelques boutons dorés.
Avec un petit tintement, les portes se referment sur nous. Et l’ascenseur, lentement, inexorablement, commence à grimper.
Auteur : Thomas sous le pseudo « Thomas »