Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA PIÈCE DU SUPER-HÉROS
LA PIÈCE DU SUPER-HÉROS

LA PIÈCE DU SUPER-HÉROS

– Je suis le faiseur de bien. Le héros au cœur tendre toujours prêt à défendre la veuve et l’orphelin. Celui qui n’a pas peur de faire ce qui est juste. Celui qui sera là lorsque tout espoir sera perdu. Qui n’hésitera pas un seul instant à faire passer sa vie après celle d’un parfait inconnu. Qui sacrifiera tout ce qu’il a de plus précieux pour rendre ce monde meilleur, ne serait-ce qu’une seconde. Je suis Hope-Man et je suis le héros de cette pièce.
Je faillis m’étouffer de rire devant le comique de la situation. D’abord, qui, de nos jours, se présentait en faisant défiler la liste de ses valeurs ? Je n’avais rarement vu plus pathétique, exception faite de ceux qui énuméraient tous leurs surnoms. C’était d’un ridicule ! Et je ne vous parlais même pas de sa tenue : un t-shirt bleu foncé beaucoup trop petit qui mettait en avant son embonpoint et son absence manifeste de masse musculaire, ainsi qu’un collant rouge vif qui faisait ressortir de façon inimaginable son postérieur. Il y a des choses que les yeux d’un homme ne peuvent supporter et cette vision en faisait partie.
Fort heureusement, il semblait ne pas posséder de masque, camouflage pourtant si cher aux superhéros. Je suppose que même un type aussi atteint s’était rendu compte que certaines limites ne devaient être franchies. J’essuyais difficilement les quelques larmes qui avaient coulé le long de mes joues et tâchais de reprendre mon sérieux.
– Je dois te remercier, cela faisait longtemps que je n’avais pas autant ri. Toutefois, tu te trompes lourdement si tu penses que les héros existent. Ce ne sont que des mythes. Des personnages issus de l’imaginaire d’un détraqué tout juste bon à faire rêver les plus crédules des gamins. Ils n’ont pas leur place dans la vraie vie.
– Non, étranger. En réalité, tu ne pourrais avoir plus tort. Les héros sont en chacun de nous, au plus profond de notre cœur. Ce sont la force de nos valeurs et la bonté de notre âme qui nous permettent de prendre les bonnes décisions au moment où il est nécessaire de le faire. Et ce sont ces décisions qui font de nous des héros.
J’eus un soupir amusé.
– Et quelles décisions si importantes penses-tu avoir prises pour te nommer toi-même ainsi ?
– Reste silencieux et écoute.
Je haussais un sourcil devant le ton employé mais décidais de ne pas faire subir mon courroux à cet imbécile tout de suite.
– Hé bien ? Il n’y a aucun son.
– Effectivement. Et pourtant, sais-tu où nous nous trouvons ?
À cette question, je jetais un regard autour de moi. Cette pièce était si vaste que l’on aurait pu se croire à l’extérieur. Sur ma droite se dressait une forêt d’arbres aux feuilles rouge sang et sur ma gauche, je parvenais à distinguer le feu de cheminée de ce qui semblait être un regroupement de petites chaumières.
– À l’orée d’une forêt je suppose. Et pas très loin d’habitations.
– Nous sommes actuellement à la frontière du royaume des démons et de celui de notre monde.
Je ne cachais pas ma surprise devant l’ampleur de cette révélation et pris une minute pour digérer l’information. Si ce que le héros le plus enrobé de l’univers disait était vrai, alors nous étions sans doute dans l’un des endroits les plus dangereux qui puissent exister. On ne sait que très peu de choses sur le royaume des démons et ceux qui y résident, mais l’on dit que c’est un lieu duquel personne n’est jamais revenu vivant. Toujours selon les rumeurs, il n’existerait que deux portes qui relient ce monde et le nôtre et penser que l’une d’entre elles se trouvait dans ce château me laissa muet un instant. Toutefois, vous devez savoir à présent que je ne reste jamais silencieux bien longtemps, aussi m’empressais-je de reprendre la parole.
– Hé bien ma foi, je dois avouer que je suis déçu. Visiblement, le monde des démons est un endroit surcoté.
– Tu n’y es pas. Quelques années avant que je ne me décide à répondre à mon destin et à devenir Hope-Man, cet endroit n’était qu’un champ de ruine. Le sol était jonché de cadavres et la terre avait la couleur de ces feuilles que tu peux apercevoir. À toute heure du jour et de la nuit résonnaient les cris de détresse et de désespoir des mères perdant leur enfant, des fils voyant mourir leur père, des épouses qui ne reverraient jamais leur mari. Des familles entières furent décimées et il ne s’en fallut que de très peu pour que tous les êtres vivants de cette pièce ne rendent leur dernier souffle. Je suis celui qui a empêché cela.
– Quelle histoire passionnante, répondis-je en baillant en m’en décrocher la mâchoire. Mais dis-moi, monsieur le Héros, que feras-tu lorsqu’un démon trop fort pour toi surgira de cette porte ?
– Cela n’arrivera pas.
– Et pourquoi donc ?
– Parce que ce sont toujours les gentils qui gagnent à la fin. Et parce que je serais prêt à sacrifier ma vie pour terrasser un tel adversaire.
Alors ça, c’était quelque chose ! Honnêtement, je n’avais aucune idée de si je devais rire de sa stupidité ou rire de sa naïveté. Dans le doute, je ris tout court sous le regard peiné de mon interlocuteur.
– Alors comme cela les gentils gagnent toujours ? Tu me vois ravi de l’apprendre. Et si tu allais répéter ses belles paroles à la tribu d’Hulusus que j’ai massacrée avant d’arriver ici ?
– Tu as fait quoi ?! s’exclama-t-il en prenant une posture menaçante ce qui, au vu de son visage d’enfant de 12 ans et de son accoutrement se révéla assez ridicule.
Mais tandis que je dégainais Mecelsen pour montrer, par un dessin ma foi fort explicite, à notre cher ami le destin qu’avaient connu « les gentils », un cri, suivi de nombreux autres, se fit entendre.
– Reste silencieux et écoute, conseillais-je, ironique, devant l’air inquiet du héros local.
– Tu ne comprends pas ? Les habitants sont en train de subir une attaque.
Et il partit aussitôt en direction des habitations, me laissant seul, sans même écouter ma réponse. C’était d’ailleurs fort impoli de sa part, ses chers villageois ne devaient plus être à une mort ou deux près si ? Enfin, cette attaque tombait au bon moment et j’étais assez excité à l’idée de voir cet abruti échouer à protéger ce qui lui tenait le plus à cœur. C’est donc en sautillant joyeusement et en me délectant d’avance du spectacle auquel j’allais assister que je lui emboîtais le pas.
Après quelques minutes de course effrénée, (pour lui, on s’entend. Pour ma part, je ne pouvais même pas prétendre avoir utilisé ne serait-ce qu’un dixième de la vitesse minimale. Quoi ? Comment ça c’est impossible ?). Nous arrivâmes enfin au lieu de résidence des personnages de cette pièce. Et le moins que l’on puisse dire c’était que le décor était tout, sauf accueillant. Des dizaines et des dizaines de petites créatures ailées à la peau si sombre que l’on aurait juré qu’elle était constituée des ténèbres mêmes harcelaient sans relâche des hommes, des femmes et des enfants apeurés. Certains se contentaient de les griffer ou de leur infliger des blessures plus ou moins importantes mais d’autres, beaucoup plus imposants, allaient jusqu’à attraper leur victime par les épaules avant de les relâcher d’une hauteur de plusieurs mètres. Et, selon l’humeur du démon, soit l’impact avec le sol était suffisamment important pour les tuer soit ils s’amusaient à recommencer encore et encore pour le simple plaisir d’entendre des os se briser.
Si cette vision m’indifféra au plus haut point, il n’en fut pas de même pour notre héros, qui vit rouge. Littéralement. Je vis ses iris se teinter d’une couleur écarlate et l’entendis pousser un hurlement de rage avant de se jeter dans la bataille. Je comprenais désormais mieux pourquoi il paraissait si sûr de lui à l’idée de combattre les démons. Il m’avait visiblement caché qu’il possédait des pouvoirs peu ordinaires.
Par la seule force de ses bras, il mit en pièce plusieurs adversaires sans le moindre mal. Les survivants, visiblement peu contents qu’il vienne ainsi gâcher la fête, se rassemblèrent alors autour de lui dans l’espoir de se venger. Mais ce fut une grave erreur. Car ils étaient si proches les uns des autres que leurs ailes en devenaient encombrantes et Hope-Man prit un malin plaisir à les réduire en pièces. Ils furent nombreux à se désintégrer dans un nuage de poussière et, voyant le terrible sort de leurs compagnons, les autres décidèrent de fuir. J’avais du mal à l’admettre mais le gamin avait triomphé avec une facilité déconcertante. Du moins, c’est ce que je pensais. Car à peine cette idée m’effleura-t-elle l’esprit qu’un démon gigantesque, si grand qu’il m’était difficile de distinguer ses yeux, fit son apparition.
Une aura malveillante se dégageait de lui et des résidus de ténèbres s’échappèrent de son corps tandis qu’il levait son poing pour frapper. Sa vitesse était impressionnante pour un être de sa taille et, même si Hope-Man réussit à éviter le coup, la terre se fissura devant l’impact et le sol trembla durant plusieurs secondes. S’en suivit alors une danse mortelle dont il n’était pas difficile de prédire le vainqueur.
Car Hope-Man avait beau frapper de toutes ses forces, ses attaques restaient sans effet sur son opposant. Au contraire, le moindre coup de ce dernier pouvait tuer le héros sans trop de peine. Mais celui-ci ne se laissait pas faire. Il esquivait habilement tous les coups portés et ripostait en visant toujours le même point. Ce scénario se répéta durant de longues minutes et, tandis que le démon commençait à afficher des signes de fatigue, Hope-Man commit une erreur qui lui coûta très cher. Epuisé par la répétition des attaques, il se laissa avoir par une feinte grotesque et reçut de plein fouet un revers du droit du géant qui l’envoya valser à quelques mètres de ma position. C’était fini. Même si ses pouvoirs lui permettaient d’encaisser une telle force, j’avais clairement entendu plusieurs os se fissurer et, de toute manière, son acharnement ne le mènerait nulle part.
Un brin provocateur, je ne résistais pas à la tentation d’aller voir le vaincu tandis que le démon poussait un cri de victoire et cherchait déjà de nouvelles victimes parmi les humains restants.
– Alors ? Je te l’avais bien dit. Contrairement à ce que tu penses, les gentils ne gagnent pas toujours. D’ailleurs, c’est souvent l’inverse. Et à cause de ta naïveté, tous ceux auxquels tu tenais vont périr.
Un instant, il me regarda avec des yeux vides de toute conscience et je constatais alors que ce coup l’avait beaucoup plus secoué que ce que je pensais. Toutefois, après environ une dizaine de morts supplémentaires chez les personnes qu’il était censé défendre, il sembla se reprendre.
– Tu dois m’aider, me supplia-t-il en levant des yeux implorants vers moi. Tu dois aider ces gens.
Un sourire narquois se dessina sur mon visage.
– Et c’est là que tu te trompes, mon cher héros. Je suis Altixor et je ne dois rien à personne. Et tu sais ce qui est le plus drôle ? Je ne serais même pas le méchant de l’histoire. Toute la responsabilité de ce massacre reposera sur les épaules de celui qui se pensait assez fort pour protéger toute une population d’une armée de démons.
– Ils vont mourir !
– Ne t’en fais pas. Ce sont toujours les gentils qui gagnent à la fin. Alors, je suppose qu’ils n’ont que ce qu’ils méritent, ces vilains villageois.
Pendant que je lui faisais prendre conscience de la réalité de la vie, Hope-Man tenta désespérément de se relever. Seulement, ses blessures étaient sérieuses et c’est à peine s’il put se maintenir debout.
– J’irais les sauver. Je vaincrai ce monstre, dussé-je y laisser ma vie.
Cependant, à peine avait-il fini de prononcer ses mots que je lui crochetais les jambes et le clouais définitivement au sol. Il ne tenta même pas de se débattre et je lus de la résignation au fond de ses yeux tandis que des larmes coulaient le long de ses joues.
– Pourquoi ?
Cette question avait été posée avec tant d’émotion dans la voix que je ne pus m’empêcher de lui répondre avec tout le sérieux dont j’étais capable :
– Parce que mourir est trop facile. Cela n’a rien d’héroïque. Tu ne fais qu’abandonner ceux qui te font confiance. Pire encore, tu trahis leur mémoire. Si tu meurs maintenant, tout ce pour quoi ils se sont battus, leurs souvenirs, leurs personnalités, leurs joies, leurs peines, tout cela périra avec toi. Alors si tu tiens vraiment à eux, reste en vie. Deviens plus fort et cultive ta haine. Et lorsque tu t’en sentiras capable, retrouves tous ceux que tu juges responsables de cette peine qui a grandi au fond de ton cœur et fais-leur payer au centuple…
Incapable de me retenir plus longtemps, je laissais échapper un rire.
– Bon d’accord. J’ai fait ça dans le seul but que tu souffres en regardant les villageois mourir. Excuse-moi de vouloir trouver certaines sources de plaisir dans ce monde !
Un silence accueillit mes paroles. Le démon semblait avoir fini son œuvre et, nous ignorant complètement, était retourné de là où il venait.
– Tu l’as vécu n’est-ce pas ? me demanda alors Hope-Man après un long moment. Tu as perdu quelqu’un qui t’était cher.
Je ne répondis pas et serrais les poings tandis qu’un visage s’imposait à mon esprit. Il ne pouvait pas comprendre. Je n’avais pas perdu une personne qui m’était chère. J’avais perdu celle qui faisait de moi ce que j’étais. Celle qui avait toujours été là pour me soutenir. Qui avait vu au-delà de mon armure et qui avait aimé ce qu’elle y avait trouvé. Celle à qui j’avais montré mes failles et mes faiblesses sans la moindre gêne. La seule qui me connaissait vraiment. Celle, enfin, qui avait ouvert les portes de mon cœur pour y apporter tout ce dont un homme pouvait rêver, avant de les refermer et de disparaître en emportant tout le bonheur qu’elle y avait apporté. Elemana.
Contre mon gré, je me sentis dériver dans les recoins les plus sombres de ma mémoire et je dus faire un effort pour reprendre pied avec la réalité. Je me relevais aussitôt, à la fois pour cacher mon trouble à Hope-Man et pour chasser définitivement ce souvenir qui me hantait.
– Je quitte cet endroit. Indique-moi où trouver la porte.
J’étais Yubi al-Deus, Az Eros l’immortel, Babès le Grand et je n’avais rien d’un héros. En revanche, la haine qui brulait en moi était plus forte que jamais et les 999 988 pièces restantes allaient connaitre toute la force de mon courroux. Plus qu’un héros, je deviendrais alors une légende. Je deviendrais Altixor le Conquérant.

Auteur : Altixor sous le pseudo « Altixor »

 

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