Carnet de Devhinn
Pièce perdue n°7 (soit la 51ème pièce)
Me voilà donc à deux mètres au-dessus des clients du bar. Des tables rondes espacées et leurs chaises remplissent la salle face à une petite scène où se jouent piano, saxophone et batterie, qui entonnent des airs de free jazz derrière un vieil homme noir, qui aligne des paroles anglaises d’une agréable voix rauque, micro en main. Tout de suite son style vestimentaire comme celui des musiciens et des clients m’interpelle. Digne des années 50 et ses costumes, velours, chapeaux à tous va, tailleurs… Sans compter la fumée des cigarettes qui plane au-dessus des attablés. Un simple regard à mon t-shirt noir élimé et mon pantalon en jean troué et tâché de sang et je me sens déjà hors-contexte. Par chance, des porte-manteaux courent le long du palier, et j’y saisis – par pur plaisir également – une veste ample et un trilby marron. Tant pis pour le jean, et puis de toute façon ça fait bien longtemps que je ne suis pas incognito dans ce Château.
Et on peut bien profiter un peu, ce n’est pas comme si il restait des milliers de pièces à traverser.
Je descend les escaliers, tandis que le vieil homme chante « I ain’t gonna study war no more », le batteur jouant le rôle des chœurs en répétant le titre de la musique à maintes reprises. Peu de gens se tournent à mon passage, et me faufilant entre les tables j’en atteint une vide non loin du bar, et décide de m’asseoir pour profiter de la musique. Entre deux « Down by the riverside » entonnés par le batteur, il me vient une idée, et j’ouvre mon sac.
Je fouille un peu, et entre quelques bricoles plus ou moins inutiles, fourré bien au fond, le carnet du grand petit nain, que m’a donné le petit nain de Grand il y a longtemps, et dont l’auteur est le frère du petit grand… Enfin bref. Toujours est-il que le premier, à la solde du Château, est censé avoir écrit un bon paquet d’informations là dedans, et que je n’ai jamais vraiment pris le temps de le lire. Je l’ouvre donc.
Mais en fin de compte, voilà des notes que je ne comprends pas, dans un dialecte nain sans aucun doute, que le grand petit nain a certainement écrites avant d’entrer dans le Château pour être à la solde de son propriétaire. Après une page blanche, de nouvelles lignes, plus griffonnées, moins lisibles encore. Quelques phrases ne sont pas en nain, et citent pour la plupart ce qui correspondrait à des codes, où des noms de pièces que je ne connais pas. La pièce répertoire notamment. Celle de l’Atlantide aussi. Cela pourrait vaguement avoir un lien avec des pièce que l’on m’a racontées. S’ensuivent quelques plans de pièces méconnaissables, tous plus ou moins semblables. J’ai l’impression de m’enfoncer sans trop savoir ce que je cherche, si bien que je n’ai pas fait attention aux applaudissements et que je sursaute quand quelqu’un s’assoit à côté de moi.
– Ce n’est pas un vrai arc que tu as là au moins ?
Par réflexe, je referme le carnet et lève la tête face à la voix rauque du chanteur noir. Puis mon regard va de lui à mon arc, et je bégaye que non, c’est un arc de collection de mon oncle, ou je ne sais quoi.
– T’es un original toi petit, je t’ai jamais vu ici, encore moins à la table des zicos, continue-t-il.
– Oh, excusez-moi, je… Je vais m’en aller dans ce cas…
– Non non, pas de souci, ça change un peu pour une fois, te lève pas.
Je reste donc avec une certaine méfiance, étonné de rencontrer après de longs jours une conversation amicale. Pendant ce temps, le batteur et le saxophoniste nous rejoignent, le pianiste ayant disparu.
– Tu sais, embraye le chanteur, c’est tous les soirs la même chose ici. Les mêmes clients, la même table, les mêmes verres, les mêmes fringues tiens ! On a que nos chansons qui changent. Alors en vérité, je m’demande bien comment ça se fait qu’un jeunot avec un arc se retrouve assis avec moi.
– Je passais par ici… Vous jouez bien, dis-je en rangeant le carnet. Vous jouez ici depuis longtemps ?
– Eh ben on a commencé… Tiens. Quand-est-ce qu’on a commencé les gars ?
Il se tourne vers les musiciens, qui avancent simultanément 5 et 7 ans, puis hésitent, sans parvenir à s’accorder. Le chanteur hausse les épaules, tandis qu’un serveur approche.
– Tu sais petit quand on est passionné, on compte plus va ! Garçon, mettez-nous quatre verres de scotch ! Tu bois un peu au moins ? Super.
Inutile de préciser que je n’ai même pas eu le temps de répondre.
Quoi qu’il en soit, l’alcool vint, et nous nous mîmes à discuter quelques temps. De tout et de rien, mais ils étaient de bonne conversation. C’était presque hors du temps ce dialogue, tant ces gens paraissaient simples, sans artifices, sans mystères. Normaux finalement. J’en viens à demander où se trouve le pianiste à Louis, le chanteur.
Après avoir ouvert la bouche pour répondre de son air enjoué comme le quart d’heure qui précédait, Louis perd de son aplomb en me regardant, désarçonné. Je reste sans comprendre face à son regard qui semble me fixer, ses lèvres seulement entrouvertes ne laissant échapper un « Mais… » de surprise. Et dubitatif, je pivote finalement sur ma chaise.
Là se trouve le pianiste. Debout, immobile, tête basse. Comme s’il dormait. Je commence un « Oh mais c’est votre pianiste en fin de compte ! », mais en me tournant à nouveau j’observe les yeux du vieux chanteur se révulser, et sa tête s’abaisser raide. Comme, en l’espace de quelques secondes, celles de toutes les personnes ici.
Des verres de toutes sortes se brisent de concert, les cigarettes encore allumées tombent au sol les rejoindre, et après que le shaker du serveur aie roulé sur quelques mètres, les lumières s’éteignent, à l’exception d’une loupiote jaune au-dessus de la scène. Les volutes de fumée semblent maintenant danser dans les airs face à cet éclairage inopiné.
De mon côté, je suis debout, tête bien levée, après avoir reculé d’un bond devant l’écroulement soudain. Le lieu maintenant absolument silencieux semble avoir oublié qu’il écoutait salle comble un concert de jazz il y a peu. Et encore une fois, j’aurais dû m’en douter. Tout était faux.
Je récupère mes affaires sans m’attarder, et relève la chaise par réflexe, bien que vu le désordre ça ne change pas grand-chose. Ou peut-être que si.
Aussitôt la table pleine de ses quatre chaises, les visages se relèvent. Les lumières se rallument. Le pianiste vient s’asseoir à ma place. Pas de questions, pas d’étonnement, et tous les débris disparaissent à ma stupéfaction dans le sol – et honnêtement je n’aimerais pas être dans la pièce en dessous – pour ne laisser que la salle de bar, comme intacte. Le chanteur se lève, ouvre les bras à la salle, et s’exclame :
« Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, bonsoir à vous ! Il est grand temps de commencer cette soirée, sous le signe des réjouissances et de notre bon jazz ! »
Les applaudissements ne se font pas attendre, et le groupe rejoint la scène, me laissant, comme souvent, inexorablement seul. Sans un autre regard, je jette le trilby à terre, et marche à grands pas vers la porte à côté du bar, gravée « Toilettes – Restrooms », la musique commençant.
Bien sûr que ce ne sont pas des toilettes derrière.
Auteur : un gars… sous le pseudo « un gars… »