Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA PIÈCE DE LA MAISON DE PAPIER AU MILIEU DE LA PRAIRIE
LA PIÈCE DE LA MAISON DE PAPIER AU MILIEU DE LA PRAIRIE

LA PIÈCE DE LA MAISON DE PAPIER AU MILIEU DE LA PRAIRIE

Folly

Je pourrais très bien vomir si je n’avais pas peur d’entacher la beauté du paysage. Des tâches de sang s’étendent à perte de vue, parsemées d’or. Les pétales des coquelicots s’agitent sous la brise. Je me suis toujours demandée d’où provenait les mouvements d’air dans les pièces closes du château. Les fleurs jaunes me sont inconnues. Peut-être sont-elles extraterrestres ? J’entends un son agréablement doux : celui des brins qui s’agitent. Le soleil brille au travers du verre du plafond. Ça sent l’été.
Tout autour de la prairie s’étendent des bois noirs. Il empestent le maléfice. Pas bon. Pas bon du tout. Et au milieu de la prairie, encore plus fragile que ces pétales vermillon qui volent au vent, une maison. Il était une fois trois petits cochons qui construisaient des maisons. L’un les faisait en brique, comme tout maçon qui se respecte, l’autre en bois, et le dernier en paille. Et bien je crois que l’on peut ajouter à la liste un quatrième, qui avait encore moins réussi ses études que le dernier, puisqu’il les faisait en papier. Au milieu d’une prairie.
-Vous pouvez marcher ? » me demande Léonid, puisque c’est ainsi que je dois désormais l’appeler. Il est bien gentil de se préoccuper de moi, et je pourrais presque y croire si ce n’était pas lui qui m’avait mis dans cet état.
-Je serais tentée de dire non. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que mes jambes ne répondent plus.
Il soupire. Il soupire beaucoup trop souvent. C’est que je dois être exaspérante. Bravo moi. Il pourrait ainsi lui venir à l’idée d’abandonner la petite peste que je suis pour s’enfuir, loin, très loin de mon esprit tordu, le temps que je reprenne des forces pour le retrouver et faire de sa peau un tapis de douche.
-Vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous même, vous savez ? Nous aurions tous les deux pu éviter ce désagrément mais il a fallu que vous fassiez votre forte tête. Il n’y a que des causes et des conséquences ici bas, et votre entêtement est la cause de cette fort désagréable conséquence, dont je me passerais bien. Je n’ai pas pour habitude de faire du mal aux gens.
-Peut-être, grogné-je, que vous n’en avez pas l’habitude, mais il n’empêche que vous aimez ça.
-C’est stupide. Stoppons là cette discussion.
-Pourquoi m’avoir attaquée ?
-Je vous l’ai déjà dit ! s’exclame-t-il. Votre folie m’a poussé à le faire. C’est le bon sens qui le voulait.
Je n’en ai rien à battre de son argumentation pourrie. Il me fait bien marrer quand il essaie de justifier l’injustifiable. De toute façon, c’est impossible de tenir une discussion avec ce type. Il me tape sur les nerfs. Des jambes. Ah ah. J’ai envie de pleurer. Est-ce que je suis destinée à terminer ma triste vie accrochée sur l’épaule de ce fou, comme une moule à son rocher, ou à me traîner lamentablement par terre à l’aide de mes deux mains ? Dans les deux cas, ce n’est pas très brillant. Et je ne compte pas rester une pièce de plus perchée sur ses épaules à subir son balancement incessant lorsqu’il marche. Si je lui vomissais dessus… il m’a dit qu’il s’en foutait. Si je le mordais, il m’assommerait. Il faut me résoudre à végéter dans une position inconfortable pour un certain temps encore. La maison de papier.
Bien qu’elle soit d’apparence radicalement opposée à la forêt, je sens en elle la même sorte de magie. Elle suinte des murs fins, dégouline sur les pages blanches, s’épand sur le sol en flaques brunâtres et pestilentielles. Le maléfice cherche à sortir de sa prison, il se jette avec une rage et une passion malsaines sur les murs de sa geôle, dans le fol espoir d’en déchirer les fibres. Il veut plus que tout dévorer cette prairie, il veut engloutir cet îlot de verdure, où chante la rivière, accrochant follement aux baillons… Il me semble que je me suis trompée…
Léonid semble avoir lui aussi remarqué le danger que représentait la maison de papier, puisqu’il ne s’y aventure pas. Il s’assoit plutôt par terre, écrasant sans ménagement une poignée de fleurs, et me dépose délicatement en face de lui. Serait-ce parce que je ne l’ai pas encore traité de tous les noms dans cette pièce ? Ni dans la pièce dernière, d’ailleurs. Enfin, ce type est complètement taré, si ça se trouve, il pense juste tout comme moi que cette pièce est bien trop belle pour la salir.
Enfin… belle, c’est tout de même un bien grand mot sachant qu’il y a cette forêt, là, qui darde ses branches mortes dans notre direction. Ça tue. C’est dangereux, et ça éprouve le besoin de tuer. Les coquelicots vermillions… je frissonne. Et s’ils faisaient aussi partie du maléfice…
-Et si le prisonnier de la maison de papier ne cherchait pas à engloutir la prairie, mais nous, et si nous devenions à notre tour des coquelicots ?
L’homme sait. Il a compris. Et ça ne l’empêche pas de prendre deux tasses sur son chapeau haut-de-forme.
-Il y a trop de « et si » dans votre phrase. J’en conclus que c’est grandement improbable.
-Mais imaginons tout de même que cela se produise, pourquoi ne pas tout simplement prendre le thé dans la prochaine pièce ?
-Dans ce cas, nous deviendrions de magnifiques et éphémères coquelicots, et le Château ne voudrait jamais d’un coquelicot, n’est-ce pas ?
J’ai peur, il faut que je sorte d’ici… Je veux une pièce calme et sûre, je veux… Je veux…
-Un peu de sang…
-Plaît-il ?
Ça m’a échappé.
-Nous devrions prendre le thé dans une autre pièce, non ?
-Certainement, mais nous le prendrons d’abord ici.
Et il nous sert, mettant fin à la conversation.
-Vous n’avez pas peur ?
Il avale deux tasses de thé avant de me répondre.
-Non. Ce n’est qu’un maléfice.
Et sur ce, il s’en ressert une. Il ment. C’est fou comme il ment, c’est presque une manie chez lui. Il est terrifié, il boit beaucoup trop de thé pour quelqu’un en pleine possession de ses capacités de réflexion. Il y noie sa peur, comme une pré-ado boutonneuse noierait sa peine dans une pot de glace Hakenduz. Je crois. J’ajoute cette faiblesse à côté du palais mental que j’ai dû construire pour caser son ego démesuré. Je commence à croire que ce cher dieu n’est qu’un usurpateur.
Les cigales chantent, l’herbe bruit, je n’ai vraiment pas envie de boire du thé maintenant. Autant fermer les yeux et me relaxer en espérant que le moment fatidique où le maléfice se délivrera de ses chaînes n’arrivera jamais….
Au moment où j’ai cette pensée, le sol se fend, et Léonid rattrape de justesse ses petits gâteaux et sa théière avant qu’ils ne glissent dans la crevasse. Crevasse située à l’endroit où devrait normalement se trouver la maison du quatrième petit cochon. Qui n’y est plus. Le loup, caché depuis tout ce temps à l’intérieur, l’a soufflée. Le faux dieu du temps range tout vite fait bien fait dans son chapeau et m’attrape en vitesse en me balançant sur ses épaules. Connard.
-Vous n’avez pas fini votre thé.
-Vous non plus, rétorque-t-il.
-Moi qui croyait que votre fantasme était de vous transformer en coquelicot, ironisé-je.
-Il y a certaines choses que je n’ai pas achevées, et que je me dois de finir ; je réserve donc ce « fantasme » à un autre jour.
Il se met à courir, sans doute à la recherche d’une porte. Je ne sais pas par où il est entré, j’étais endormie, et j’imagine qu’il n’a pris la peine de repérer une issue de secours, ce qui est tout de même utile dans les situations très urgentes comme c’est le cas là. La flore a cessé de bruire, la faune de vivre, le vent de souffler, et le soleil darde ses rayons noirs sur nous. Le maléfice est monté sur les murs de la pièces, puis sur le verre du plafond. La pièce s’assombrit. J’entends le silence grinçant du maléfice qui rampe au sol, cherchant ses prises. Il jaillit de partout. De la forêt, de la crevasse, et il commence à tomber en gerbes liquides accompagnées d’une odeur peu ragoûtante dont je me passerais bien.
-Il y a un trou dans l’herbe. Accrochez vous.
J’aimerais lui répondre que c’est compliqué, qu’il va trop vite, qu’il pourrait ralentir l’allure parce que j’ai mal, mais ce serait terriblement égoïste et pour une raison inconnue, je n’ai pas envie d’être égoïste avec lui. D’ailleurs, à peine a-t-il prononcé ces mots que le maléfice se jette sur lui. Il ne laissera pas échapper sa proie. Il a faim, il est aveuglé par la haine envers les humains. Quoi que Léonid ne soit pas humain et que ma nature humaine ait été remplacée par celle de télépathe.
Une coulée noirâtre atteint sa chaussure de cuir. Elle se fige à son contact. Il continue sa course. Le maléfice envahit tout, le sol disparaît peut à peu sous ses assauts répétés. Qu’il se dépêche un peu. Je n’ai pas franchement envie de goûter au pur désespoir. D’ailleurs, de quoi est-il fait ce maléfice ? Est-ce un maléfique physique ? Un concentré de malchance ? Une sorte de magie qui mange la vie ? Alors que la vague répugnante engloutit tout, je me sens tomber, et je quitte cette pièce de malheur.

 Auteur : Sakura en sucre sous le pseudo « Sakura »

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