Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LE MUR DERRIÈRE LE MIROIR
LE MUR DERRIÈRE LE MIROIR

LE MUR DERRIÈRE LE MIROIR

Aifé

Et j’ai traversé le miroir, ici tout est blanc ou noir, je ne sais plus, je ne sais pas. Mes sens se troublent, et ma vue se brouille jusqu’à ce que je me sente devenir aveugle. Là, il n’est plus question de couleurs ou de lumières, mais bien d’obscure clarté. Je ne me suis jamais sentie aussi paradoxale, peut-être que mes sens se mélangent ? Je ne sens rien sous mes doigts, pire, je ne sens rien autour de moi. Inutile de chercher à entendre quelques sons que ce soient, c’est un bourdonnement permanent, ce genre de bruit presque musical, comme une pédale d’orgue où on ignore si l’on pourrait qualifier ça de muet ou de bruyant. C’est un bruit sourd, oui. A moins que ce soit moi qui ne sache plus entendre.

Et j’ai traversé le miroir, ici tout est limpide ou trouble, je ne sais pas, je ne sais rien. Mais je sens, je sens une odeur dérangeante, ce genre d’effluve fiévreuse ou métallique, qui vous prend à la gorge. Il me semble me laisser envahir toute entière par ce parfum entêtant qui me répugne mais que je recherche pourtant. Si je ne sentais rien, alors comment pourrais-je me prétendre vivante ? Il me manque tant de choses, je me sens perdue. Pas brisée ou menacée, juste perdue. Mais cette odeur me met à mal, il me semble presque en visualiser la noirceur, le toucher liquide ou le bruit d’écoulement régulier. Tout cela sonne mal, dérangeant.

Et j’ai traversé le miroir, ici tout est triste ou morne, je ne sais pas, je ne sais plus. Tout me revient brusquement, un vertige me saisit et je m’effondre à terre, la tête entre mes mains. Serait-ce un cri que j’entends, à moins que ce ne soit mon gémissement de douleur ? Serait-ce une lumière bien trop forte que je vois, à moins que ce ne soit celle qui parvient à filtrer à travers des éclats de miroir ? Serait-ce un sol dur et froid que je touche, à moins que ce ne soit de la glace coupante ? Mais c’est du sang que j’inspire, et ça, j’en suis certaine. Il y a du sang. Et une touche d’acidité, que je ne parviens pas à identifier.

Et j’ai traversé le miroir, ici tout se bouscule ou se calme, je ne sais pas, je ne sais rien. Il y a un problème. Il y a un problème, j’en suis certaine. Où suis-je ? Que m’arrive-t-il ? Je rassemble à la hâte mes souvenirs, à moins que ce ne soient ces morceaux de miroir que je rassemble en tas devant moi avant de cesser brusquement. J’ai traversé un miroir, j’ai traversé le miroir. Mais quel miroir ? Je m’agite, il me semble sentir mes pensées se bousculer et se frayer un chemin jusqu’à ma voix. Ma voix, cette voix curieusement cassée, comme le miroir. Et je fredonne, inconsciente, de cette folie qui me prend à la gorge et semble prête à me condamner.

Et j’ai traversé le miroir, ici tout est normal ou étrange, je ne sais pas, je ne sais plus. Je parviens à aligner mes souvenirs, un à un. Il y avait cette pièce aux rubis, ce miroir. J’ai jeté une pierre contre cette glace, qui s’est brisée. A moins que je n’en ai lancées plusieurs ? 7 ans de malheur, ça tourne et tourne dans ma tête. Et je chantonne, je chantonne cet air si candide et pourtant si triste, sans me préoccuper du fait qu’on pourrait m’entendre. Car j’entends tout, ici. Il y a ces hurlements qui résonnent, et ces soupirs qui s’effacent. Il y a ces rires qui tournent et tournent, et ces sanglots qui tuent et tuent. Il y a ces discussions qui charment et ces coups qui claquent. Il y a ces comptines lancinantes et ces chansons à la voix puissante. Il y a tant de conversations, de paroles et de vies, que j’entends, comme si elles me parvenaient miraculeusement, à travers des fils emplis de vitalité, ou moins poétiquement, à travers des tuyaux.

Et j’ai traversé le miroir, ici tout est simple ou complexe, je ne sais pas, je ne sais rien. Les tuyaux ! Je relève la tête, en observe un, comme rouillé par le temps. En baissant de nouveau la tête, je retiens un sursaut. A gauche, c’est cette pièce au miroir, cette surface brillante détruite, et j’observe. A droite, c’est une tapisserie que j’analyse, ou plutôt son envers. Et soudain je comprends. Je suis entre ces deux pièces, je suis dans un interstice, je suis dans un mur. Curieusement, ce n’est pas cela qui m’étonne le plus. Après tout, en tant que saanp, traverser la matière solide est une faculté somme toute banale. Non, ce qui me dérange, c’est qu’ici, ce qu’on pourrait appeler un pouvoir fluctuait un peu. Je ne parvenais pas à l’utiliser depuis quelques temps, et il semble m’être brusquement revenu. Je devrais m’en réjouir, mais je crains que cette faculté ne me lâche de nouveau dans peu de temps.

Et j’ai traversé le miroir, ici tout est sombre ou clair, je ne sais pas, je ne sais plus. Et je me sens spectatrice de milliers de vies, je n’avais jamais été en contact avec autant d’aventuriers et d’Initiés au cours de toute ma courte existence au sein du château. Combien d’entre eux se rendent compte d’à quel point il est simple de les observer ? Je dois admettre qu’à cause du trop grand nombre d’individus que j’entends, je ne parviens pas à discerner grand-chose. Mais on pourrait imaginer qu’il existe une pièce où l’on voit et où l’on entend les explorateurs proches, sans pour autant avoir besoin d’être près des canalisations. Oui, je suis sûre qu’une telle pièce existe, et je peux faire confiance à mon père pour en avoir créé une.

Et j’ai traversé le miroir, ici tout est beau ou laid, je ne sais pas, je ne sais rien. C’est en portant une main à ma joue afin d’en enlever une mèche de cheveux détrempés que je constate qu’elle est noyée de sang. Quel sang ? Ou plutôt le sang de qui ? Je regarde droit devant moi avant de me retourner brusquement. Ne serais-je finalement pas seule dans ce mur ? Pourtant, je ne remarque rien au loin, et je me concentre de nouveau sur le sang. Il y a cette douleur sourde dans ma tête qui semble frapper et tempêter contre mon crâne, je dois trouver un endroit où dormir au plus vite. Je porte un doigt à ma bouche, cette odeur fiévreuse me soulève le cœur, même si je l’ai souvent sentie au cours de mes missions. Ça a un goût de sang classique, avec une pointe de citron vert. Je souris, avant de remarquer des coupures sur mes bras. J’ai dû me blesser, lorsque j’ai traversé le miroir.

Et j’ai traversé le miroir, ici tout est poussiéreux ou propre, je ne sais pas, je ne sais plus. C’est du sang, qui coule contre ma tête, c’est du sang, qui coule de ma peau, c’est mon sang, qui s’échappe de mes douloureuses veines. Je pose une main contre la tapisserie. Il serait si facile de rejoindre cette autre pièce, si facile… Qu’y trouverais-je ? Il y a cette effluve de citron vert de plus en plus présente, mon odeur qui semble de plus en plus alarmante. Ai-je à craindre de m’effondrer au beau milieu du mur et de ne pas pouvoir me relever si je ne me repose pas vite ? Je pourrais me régénérer, il est vrai. Mais je n’ai ni la tête claire, ni le ventre plein, ni la force nécessaire. Il va me falloir du repos, oui. Et vite. Il y a cette odeur de citron vert qui flotte dans le mur, marquant mon passage. Un instant, je crains qu’elle n’y reste et qu’on ne retrouve aisément ma trace, avant de me raviser. Combien de reptiliens courent-ils le château et ont donc la faculté de traverser la matière ? La probabilité que l’un d’eux parvienne au même endroit que moi est presque nulle. Je pose mon autre main sur la tapisserie, et ferme les yeux. L’instant de grâce se déchire, je passe de l’autre côté du mur, quittant cette matière sanguine et acide, que je n’aurais jamais cru pouvoir sentir un jour dans un tel endroit.

Et j’ai traversé le miroir…

  Autrice : Jécrivaine sous le pseudo « Jécrivaine »

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