(L’intégralité de la pièce est très fortement inspirée de « Le bois dormait » de Rebecca Dautremer (notamment toutes les paroles au discours direct))
Un jeune homme aux traits lisses, aux cheveux mi-long, descendant jusqu’à ses épaules, regarde d’un air ahuri le bonhomme en face de lui, un vieux monsieur aux lunettes rondes et aux cheveux ébouriffés assis sur une chaise. Ses mains semblent pointer vers quelque chose en dehors du cadre, en dehors de la page. Il semble que celui-ci… Raconte.
Une voix murmure à nos oreilles des mots doux, emplis de… d’amour ? l’amour d’une mère pour ses enfants ? Des mots indistincts, mais dont on retient l’essentiel. Suivez-les. Le regard que nous partageons, avec Miri, est aussi clair que des mots. Tout doucement, de manière à ne pas déranger les deux « bonshommes » pris dans leur conversation, nous nous faufilons derrière eux, Marie-Dominique à nos côtés.
Le ciel est gris, un gris terne aux reflets verts, peut-être même bleus, parsemés de nuages crayonnés presqu’à la va-vite, floutés. Le vent siffle dans nos oreilles, emportant avec lui épis de blés, feuilles et fleurs de pissenlits. Nous nous enfonçons dans un marais rougeoyant –pas ce rouge piquant, chaud du sang, mais un rouge un peu plus modeste, tendant vers le brun, confortable. Au détour d’un chemin, nous apercevons un papillon, accroché à la branche d’un épi de blé, immobile, comme endormi, ses ailes repliées sur lui-même, pendant dans le vide aux flux des courants. Son corps poilu souligne la magnificence, la délicatesse du détail de ses membranes. Deux longues antennes coiffent sa petite tête ronde et suivent le tracé de ses ailes et les ombres qui y dansaient, flottaient.
Avant même que nous ayons pu observer tous les détails, toutes les lignes invisibles de son corps, nos yeux nous ont déjà emportés vers un tout autre paysage ; un zoom macroscopique sur une grenouille globuleuse, cachée à nos pieds. Celle-ci nous fixe de son regard vacant, perchée sur une tige de roseau.
Nous nous éloignons peu à peu des marais, les laissant derrière nous avec regret. Nos guides marchent longtemps, très longtemps. Le conteur est suivi de près par le jeune homme à la démarche nonchalante, les mains dans les poches de son veston, son chapeau de plume posé avec négligence sur son crâne. Ce n’est qu’au bout de quelques heures que nous commençons à distinguer, au loin, les contours d’un tableau tout aussi unique.
« Nous y voilà », fit le bonhomme, en pointant vers quelque chose que nous ne distinguons pas encore. « Viens, regarde. Et écoute bien, parce qu’on entend presque plus rien ici. La poussière dans le vent, ça ne fait pas beaucoup de bruit. » Le jeune homme, ennuyé, relève soudain la tête devant le ton sévère de son ami. Et là…
Un lièvre fait une sieste au bord de la route. Son pelage gris se confond avec le sol terreux, ressemblant étrangement à de la glaise. Derrière lui, deux écriteaux se dressent fièrement. La poussière nous brouille les yeux, mais nous parvenons tout de même à lire les inscriptions. L’un est un panneau publicitaire pour un cirque, l’autre porte le simple nom de « Le bois dor –». Le jeune homme semble indécis, surpris, tandis que le bonhomme prend un air résigné.
« Avance un peu. »
« Là. »
Le jeune homme porte une main devant sa bouche, les yeux hagards. Trois gigantesques arbres se dressent devant nous, à côté d’un poteau de ligne électrique. Leur ombre cache l’entrée à un village et des petites maisonnettes colorées. Et devant ce passage, un cavalier solitaire. Son dos est courbé, ses épaules dissimulées sous un grand chapeau rouge.
Son grand destrier bai ne bouge pas, debout sur ses deux pieds, ses chaussettes blanches remontant jusqu’au haut de ses cuisses. Des boules de couleurs attachés à des fils pendent de son licol d’un bleu cru. Ces mêmes petites boules, vestiges d’un temps festif, volent derrière le costume de l’homme. Ces tonalités, la richesse évidente de ses habits… Une éclaircie porte un rayon de soleil sur la figure de l’homme. Il n’est qu’une triste tache de couleurs resplendissantes au milieu de ce paysage morose, où tout ne semble être que vie inanimée. Les arbres semblent mourir sur leur pied, nus, les vents de l’automne leur ayant fait perdre leur feuille.
Les deux personnages s’avancent vers un cirque bicolore. Rouge et blanc. Blanc et rouge. Les pans de la tente semblent s’affaisser sur eux-mêmes, leurs toiles délicates tendues malgré elles.
« Et là, ces deux petits. » fait-il en mimant des doigts, l’auriculaire et le pouce pincés l’un contre l’autre.
Derrière la tente, deux garçonnets en habits de rue sont avachis sur une balançoire, endormis, la tête sur leur main. Tout autour d’eux, des moineaux sont pelotonnés les uns contre les autres, les yeux fermés, le bec silencieux. Leur petit corps douillet sont recroquevillés sur eux-mêmes.
« Mais tu en avais entendu parler, je pense. C’est très étrange, n’est-ce pas ? »
Le jeune homme se gratte la tête, l’air perdu. Oui, il en avait entendu parler, mais… Il y a une grande différence entre entendre les rumeurs et les voir, de nos propres yeux. Le vieil homme semble triste, maintenant. Si triste…
Un peu plus loin, une vieille dame est adossée à la botte de foin qu’elle porte sur son dos. Des fils de coton débordent de son sac de toile. Ses cheveux gris glissent de son chignon, son écharpe traîne par terre.
« Et ça souffle, et ça ronfle. Tout un monde qui se dégonfle. » Le conteur semble être victime de ses propres mots : d’un coup, ses épaules s’abaissent, ses genoux se plient, tremblent, il prend une tête déconfite, désespérée, son regard s’éteint, tandis que face à nous, des musiciennes –comme tous les vivants dans cet étrange village—dorment. Assises sur des chaises, debout contre leur violoncelle, coudes sur leur genoux, bras affalés sur leur tambour, leur chapeau menaçant de tomber au moindre mouvement… Quel triste spectacle.
« Dis, je suis sûre que tu as pensé comme moi. Tu as pensé qu’ils étaient morts, n’est-ce pas ? » demande-t-il au jeune homme, qui n’a toujours pas ôté les mains de ses poches.
« Je l’ai cru moi aussi, au début. » Air penaud, désolé.
« Mais non. Ils dorment. »
« Ils dorment TOUS. »
Une main pend d’une fenêtre ouverte, des bracelets autour de son poignet. On ne s’attarde plus, maintenant. Même les belles mosaïques méditerranéennes et les briques qui a la façon des perroquets criaillent ne nous fascinent plus. Nous passons scènes après scènes, portraits après portraits. C’est un endroit à la fois féerique et effrayant, ce village. Tous ces gens sont presque beaux, figés dans un sommeil éternel. Mais on s’attend à ce qu’à tout moment, nous soyons nous aussi victimes de ce sort. Car il n’y a aucun doute possible : la magie est bien en jeu, ici. Comme partout ailleurs dans le château.
« C’est bien tranquille, évidemment. » Les deux bonshommes sont repliés sur eux-mêmes, pas tranquille du tout, à vrai dire.
« Et c’est beau. » Ses paroles font écho à nos pensées, jouent avec elle.
« Mais ça manque un peu… un peu de… » Petit pincement du pouce et de l’index, mime… une pincée de sel ? Un… « Tu vois ce que je veux dire ? »
Nos yeux se posent sur une jeune fille ravissante, cheveux ébène porté court, chapeau rond des années cinquante entouré d’un ruban rose, affalée contre un mur bleu pastel. Son vélo gît, emmêlé dans les plis de sa robe, une jambe encore au-dessus de la selle. Du lierre orangé pousse derrière elle, devant elle, autour d’elle. Elles ont commencé à grimper le long de la rue de son vélo.
Un peu plus loin –toujours un peu plus loin, une femme est lovée dans les bras d’un homme. Leur chapeau de toile sont hauts, hauts, fendus par de petites pointes. À leur vue, le vieil homme s’emporte. S’énerve. « Enfin, même EUX ! Tu te rends compte ? Ceux-là devraient avoir à faire, pourtant. On devrait pouvoir compter sur eux, par ici ! » C’est… Le roi et la reine ?
Et on se demande… Mais d’où vient-il vraiment, ce bonhomme ?… Qui est-il ? Qui c’est, ce « on » ? Mais avant d’obtenir une réponse, nos pieds se dérobent sous nous, et nous sommes engouffrées dans un trou noir, et pour la seconde fois de la journée, je me retrouve coincée dans un toboggan, sans savoir ou je vais atterrir. L’esprit encore tout chamboulé, je me laisse glisser le long du tube en plastique, un pincement au cœur à l’idée de laisser les deux bonhommes derrière moi… Et le mystère de ce village ensommeillé à l’intérieur même du château.
Autrice : Enfant des mers sous le pseudo « Enfant des mers »