Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA PIÈCE DANS LA CRÉATURE
LA PIÈCE DANS LA CRÉATURE

LA PIÈCE DANS LA CRÉATURE

La secousse me fit perdre l’équilibre, et je cherchai en vain quelque chose pour me rattraper avant de tomber sur les fesses. L’agitation se termina sur un grondement qui laissa la place à un silence chahuté par des plics-plocs réguliers, au loin.
—Allez, lève toi.
Sous l’injonction d’Ombre, je me redressai sur mes jambes.
—Il est encore là ?
—Oui, droit devant. Il ne nous regarde plus pour l’instant. Attends…
Sur le noir qui remplissait ma vision, des points blancs et gris s’allumèrent pour dessiner le lieu où nous nous trouvions désormais. Au milieu du bric à brac de bois et de meubles qui s’entassaient de partout, quelqu’un.
Un adolescent aux cheveux aussi sombres que ses vêtements. Secoué par les tremblements, il reprenait ses appuis, avant de tourner son regard vers nous. Enfin, surtout vers moi. Deux points lumineux qui ne me lâchaient pas.
—Qui es-tu ?
Je répétai la question qu’avait posée Ombre, et il ne répondit toujours pas, fronçant les sourcils en entendant ma voix.
—Ce n’est pas toi qui… Non, rien, laisse tomber. Dis-moi… on est où ?
—Dans la Créature.
Il frissonna. Je réprimai également un frissonnement de dégoût et de terreur. Même si ça ne ressemblait à l’espèce de gelée verdâtre dans laquelle nous avions baigné la dernière fois, j’étais certaine que nous nous trouvions au milieu de la Créature. Parce que l’odeur écœurante de pourriture et de décomposition était là pour le rappeler. Et parce que je me souvenais parfaitement avoir été entrainée à l’intérieur de son corps avec Ombre.
—Dans la… Tu es sûre ? Dans ce truc… cette… chose ?
—Sûre et certaine.
—Pourtant, ça n’y ressemble pas. Enfin, je veux dire, on a l’impression d’être dans une pièce normale quoi. Pas dans le ventre d’une chose visqueuse.
—Elle l’a peut-être mangée, vas savoir.
—Mais comment peux-tu en être sûre ?
—Appelle ça un pressentiment. Ou une intuition, comme tu veux.
Il hocha la tête en réponse, avant de tourner sur lui-même en scrutant notre environnement. La voix d’Ombre se glissa à mon oreille dans un murmure :
—On ne sait toujours pas qui il est. Ça fait deux fois qu’il esquive la question. Il n’a pas l’air agressif mais… méfions-nous.
Je ne pouvais qu’être d’accord.
—Supposons que tu dises vrai. On fait comment pour sortir ? On cherche une porte et on la passe quand on la trouve ? Est-ce que ça nous fera sortir de la chose ou au contraire on se retrouvera dans son corps ?
—Je n’ai pas la réponse à tes questions. Mais commençons par chercher une porte, ou une autre voie de sortie. Il y en a une, vu que l’on est arrivé ici. Reste à savoir où.
Il hocha la tête et regarda encore autour de nous.
—Je propose que l’on parte par là.
Il regardait dans une direction que ne se différenciait en rien des autres. Ou alors lui seul voyait la subtilité. Ombre me manifesta son accord et après un haussement d’épaules, je lui emboîtai le pas.

Notre marche n’avait pas de fin. Monotone elle transformait les secondes en heures, étirait les mètres, aspirait notre énergie à chacun de nos pas. Et le silence entre nous ne se faisait abîmer que par les sons lointains, grincements, gémissements, gouttes qui tombent, raclements, chuchotements.
—Moi, c’est Tim.
Il avait sorti ça comme ça. Au moment où mes pensées dérivaient au loin, mélangées aux phrases d’Ombre dans ma tête et aux cris de mes souvenirs. Je tournai la tête vers lui et le dévisageai dans les nuances de gris de mon étrange vision.
—Ana…
—C’est joli.
Sa réponse s’accompagnait d’un sourire sincère. Je le remerciai, sans dire que ce n’était pas mon nom en entier, et même pas mon vrai nom. Annalayann m’avait été donné. Je le gardais pour ne pas laisser partir Jad. Pour ne pas être personne.
—Dis moi, Ana, tu fais quoi, dans le château ?
—Attention à ce que tu vas répondre.
—Je visite. Et toi ?
—Il y a mieux comme endroit pour visiter, non ?
—On fait comme on peut.
Mon ironie souleva le coin de ses lèvres.
—Quant à moi, je suis en mission.
—En mission ?
—Oui. Je dois trouver un assistant.
—Pour toi ? Tu n’es pas jeune pour avoir un assistant ? Pour t’assister dans quoi ?
—Mais non ! Pas pour moi, pour un graaaaaaaaaand scientifique.
—Tu ne peux pas l’être, toi, cet assistant ?
—Ce n’est pas mon rôle. J’ai d’autres missions à remplir, je ne peux pas rester dans le laboratoire.
Ce fut le moment que choisit la Créature pour de nouveaux tremblements de terre, d’une violence jamais atteinte lors des précédentes agitations. Ces dernières nous prirent au dépourvu, volant notre équilibre et nous envoyant rouler chacun d’un côté. Lorsque je touchai le sol, l’écran noir retomba devant mes yeux. Je sentis contre mon corps cogner divers objets se trouvant sur ma trajectoire incontrôlée avant qu’un dernier choc ne m’arrête. Ma tête résonnait tandis que la bouche prenait le goût du sang. Le sifflement aigu dans mes oreilles s’estompa rapidement, mais l’absence d’images à ma rétine persista. Je tâtonnai autour de moi, incapable de me remettre debout.
—Ombre ? Ombre !
—Je suis là, ne t’inquiète pas.
Ses mains fraiches coururent sur mon visage en des caresses rassurantes.
—Je suis désolée, Analayann, je ne peux plus te permettre de voir…
—Qu’est-ce qu’il y a ? Que t’arrive-t-il ? Tu es blessée ?
—Oui, ce n’est pas grave, mais mes capacités sont altérées, et je n’ai plus assez d’énergie.
—Où ? où est-ce que tu es blessée ?
A l’aveugle, je parcourus son corps de mes doigts. Ils s’arrêtèrent sur son épaule en rencontrant un liquide chaud. Je sentis Ombre reculer quand j’effleurai sa plaie. Ni longue ni large, elle ne devait pas non plus avoir beaucoup de profondeur car le saignement n’était pas abondant. Certainement de la peau arrachée lors de la chute. Les doigts d’Ombre écartèrent doucement les miens pour recouvrir sa blessure d’une bande de tissu, qu’elle noua d’un coup sec.
—Tu es sûre que ça ira ?
—Mais oui, ne t’inquiète pas. On a traversé pire qu’un petit bobo. Par contre ce qui m’inquiète, c’est que je ne sais pas où est passé le garçon. Je l’ai perdu de vue et sa lampe a dû s’éteindre.
—On l’appelle ?
—Vas-y.
—D’accord. TIM ! TIIIIIIIIM !
—Par ici, je suis là.
La réponse me parvint, lointaine, sur ma gauche. Ombre me prit la main et m’aida à me relever, avant de me guider pour avancer.
—J’aperçois de la lumière devant nous, il a dû rallumer sa lampe.
—Viens ! J’ai… j’ai trouvé quelqu’un !
En entendant cela, nous hâtâmes comme nous pûmes, entre les obstacles et le roulement désormais perpétuel du sol, à l’image de la cale d’un bateau. Notre démarche s’en retrouvait quelque peu perturbée, ballotée à droite et à gauche. Mais pour moi, dans le noir total, ça n’avait pas grande importance.
—Ana ! Regarde, je l’ai trouvé… enfin, je suis tombé dessus, il a l’air mal en point.
—Oh mon dieu ! Je le reconnais !
Un silence suivit l’exclamation d’Ombre. Je sentis dans l’air l’interrogation de Tim et le malaise d’Ombre.
—… Ana… c’est toi ? C’est toi qui viens de parler ? Ou je deviens fou ?
—Tim, écoute, c’est un peu compliqué à expliquer…
—Qui… qui es-tu vraiment ?
Les tremblements dans sa voix me blessèrent autant qu’ils me firent peur. Tandis que les battements de mon cœur s’accéléraient, quelques points de lumière clignotèrent. Avec une difficulté palpable, une image s’établit. En noir et blanc, sans nuance aucune de gris, et avec de gros grains, comme une très vieille télévision, elle me montra la silhouette hachée de Tim, à genoux devant une forme allongée, tourné vers moi. Les traits de son visage, caricaturés, exagérés, trahissaient sa peur. La tâche mouvante de la lumière de sa torche se reflétant sur la lame qu’il sortit de nulle part affola ma respiration. Contre moi, je sentais celle erratique d’Ombre, qui puisait dans ses réserves pour m’offrir cette vision. Il fallait que je calme le jeu. Je levai les mains, montrant que je n’étais pas armée, et, je l’espérai, mon absence d’intentions malveillantes.
—Tim, calme toi, s’il te plait. Tu comprends que je ne pouvais pas tout te dire sur moi dès notre rencontre. Il est impossible de savoir à qui l’on a à faire au premier contact. Du coup, je ne t’ai pas dit que…
—Tu vas lui dire ? Tu es sûre ?
—On ne peut pas lui cacher que tu existes éternellement.
—Nous ne sommes pas obligées de rester avec lui éternellement non plus.
—Sauf que là, on ne peut pas partir comme ça. Et il y a cette personne là, par terre, il faut l’aider.
—Oui ! On l’a déjà vue, c’est un elfe, mais je ne sais plus où.
—Ça me dit quelque cho…
—Tu ne m’as pas dit que ?
—Mon Ombre n’est pas mon ombre. Elle est indépendante et m’accompagne. C’est elle qui vient de parler.
Le silence qui suivit, je ne pus savoir s’il était bon ou mauvais. Même Ombre ne lâcha pas un mot. Ce qui nous sortit de cet état de vide, ce fut le râle à peine audible qui échappa à l’elfe étendu au sol. Tim détourna le regard qu’il avait vissé sur moi et reporta son attention sur lui.
—Il faut l’aider. Sinon il va mourir.
J’opinai. Mais alors que je m’approchai à mon tour, le noir envahi les images que je percevais, traversant ma tête d’un éclair de douleur. Un grognement m’échappa.
—Ana ? qu’est-ce qu’il se passe ?
—Je suis désolée… Je n’ai plus assez de force…
—Ne t’inquiète pas. Garde les forces qu’il te reste. Tu vas devoir assister Tim toute seule. De toutes manières, tu es bien plus douée que moi dans les soins…
—Je trouverai une solution pour tes yeux, Analayann, je te le promets.
—Tim, je ne peux actuellement rien voir. Je suis aveugle. Je ne vais pas pouvoir t’aider, ni même surveiller nos arrières. Je suis désolée.
—Comment ça, tu es aveugle ? Mais, comment as-tu fait jusque-là ?
—C’est temporaire, du moins je l’espère, et Ombre m’aidait.
—C’est… c’est bizarre.
—Je le concède, mais nous n’avons pas le temps d’épiloguer des heures.
—C’est… Ombre ? c’est ça ? Qui vient de parler ?
—Oui.
Je n’avais plus que leurs mots pour deviner ce qu’il se passait. Et des mots, ils en lâchèrent peu tandis qu’ils œuvraient à répertorier les diverses plaies et leur apportaient les premiers soins. Assise non loin d’eux, j’écoutais également les bruits alentours. Les gouttes qui tombaient, glissaient, coulaient. Les lointains craquements mouvants. Et de temps à autre, un roulement sourd suivit des secousses. Celles-ci, de moindre ampleur après celle qui nous avait renversés, gagnaient depuis peu de plus en plus de force. Je sentais sous ma main le parquet vibrer au fur et à mesure que les grondements se faisaient plus sourds, plus proches, plus forts.
—Ombre, Tim…
—Qu’est-ce qu’il y a ?
—Je crois que… quelque chose approche.
—Comment ça ?
Je ne pus répondre. Un séisme nous renversa. Le sol devint plafond et le plafond prit la place du sol. La gravité n’avait plus de sens. Nous fûmes retournés, de haut en bas, secoués, pendant de longues minutes. Je crois que je criais, mais je n’entendais plus les autres.
Enfin, au bout d’une éternité, tout s’arrêta.

Autrice : Ailes d’Ange (Aile 2), sous le pseudo « Ailes d’Ange (Aile2) »

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