Folly
Aussitôt la porte franchie, je me sens défaillir. Que ce passe-t-il ?
-Où sommes-nous ?
Dans un recoin oublié de ta tête. Tais-toi et observe.
Je voudrais lui crier que j’ai pas besoin d’un esprit de Noël, encore moins celui du Noël passé, mais quelque chose m’en empêche. Je suis là, à six ans. Dans ma main gauche une liste de vœux, une pour chaque bougie.
-Alors, c’est quoi tes vœux ? me demande ma mère.
-Il faut pas le dire, sinon, ils ne se réaliseront pas, je réponds.
Mon oncle me l’arrache des mains la lit rapidement.
-Rends-la moi !
-Comme ça, tu n’as pas eu besoin de le dire. De quoi te plains-tu ?
Ma mère regarde par dessus son épaule tandis que je joue avec le briquet, boudeuse. Elle hausse un sourcil, avant de lancer à mon moi du passé d’un ton réprobateur.
-Lily ! Tu avais dit que tu mettrais un vœu sur ton concours pour l’école Newton dans la liste !
-Mais moi, je préfère l’école des Trois Gredins et en plus avec toutes les langues que je parle et tous les instruments auxquels je joue, j’aurais pas besoin de passer le concours !
-Et voilà, encore en train de frimer, soupire mon oncle.
Il marque une pause, puis ses moustaches frémissent et il éclate d’un rire tonitruant. Je m’approche doucement de lui pour lire la liste et je découvre avec stupeur six étranges vœux.
Vœu 1- Vivre en colocation avec Sherlock Holmes au 221b Baker Street quand j’aurais 18 ans.
Vœu 2- Faire officiellement du 66 juin 1666 ma date de naissance.
Vœu 3- Me faire greffer des ailes pour mieux voir le monde de ma hauteur. Les gens sont beaucoup trop grands.
Vœu 4- Avoir une licorne domestique. Comme ça, elle embrochera ma prof de français.
Vœu 5- Manger du nougat chinois tous les jours livré dans le même carton que les livres que je reçois, comme ça, le nougat sent bon la bibliothèque.
Vœu 6- Être télépathe.
Les deux derniers vœux m’interpellent, mais je me tais et observe la « Lily » du passé embraser le morceau de papier avec le briquet avant d’allumer une à une les bougies. Six en tout. Six bougies de malheur.
Regarde. Toi aussi tu as rêvé, petite, comme sept millards d’êtres humains. Combien de ces vœux se sont réalisés ?
-Deux. Le cinquième et le sixième.
-Tu remarqueras qu’ils sont séparés en trois catégories. Les deux premiers sont impossibles au niveau temporel et dimensionnel. Les suivants étaient impossible d’un point de vue scientifique. La gravité et la loi de 2022 concernant la création de nouvelles espèces en laboratoire ont rendu ces vœux impossibles. Les deux derniers étaient cependant réalisables. Seulement, tu ne le savais pas. Tu ne l’a jamais su, jusqu’à tes douze ans et tu ne le sauras jamais de ma bouche. C’est à ce moment là que le dilemme a séparé ton corps en trois vérités différentes, appelées réalités. Dans l’une d’elles, tu as suivi le même chemin que jusqu’à ta tentative d’évasion de l’hôpital, où, cette fois-ci, tu as préféré envoyer un message de détresse plutôt que de te téléporter. Personne n’était au courant de la présence de télépathes dans cet hôpital. Ta libération n’aurait pas été possible si l’on avait jugé bon d’avertir tout le monde de ton existence. Suite à ça tu as découvert ta spécificité de télépathe et tu t’es mise en quête de pouvoir, de toujours plus de pouvoir, pour finalement t’installer le jours de tes 18 dans l’appartement de Sherlock Holmes au 221b Baker Street dans une autre réalité que celle de ton autre toi. Dans l’autre, une guerre nucléaire engendrant une modification de la gravitation et de nouvelles technologies auront suffi.
L’image s’estompe, laissant place à une Alice-Lucy plus vieille, d’une douzaine d’années, peut-être.
-Quelle est ma spécificité de télépathe? Et pourquoi tu me montres tout ça ?
Je suis ta conscience, mon but est de te protéger de toi-même, de tes désirs, de tes obsessions et du Château. Regarde.
Je passe sur le fait qu’elle a volontairement oublié de répondre à ma première question et je retourne à mes moutons. Il faudrait supprimer cette expression du dictionnaire.
Je suis en classe, mais étrangement, attachée à ma chaise. Trois inconnus encapuchonnés me parlent sous les yeux ébahis de ma classe de surdoués. Des imbé… je ne les ai jamais rencontrés !
-…juste me parler de ça? Vous savez, j’ai une maison, où nous pourrions continuer cette conversation après les cours, et si vous me débarrassiez de mes parents je vous en remercierai, mais attention, pas dans le salon, cette conversation. Le tapis est neuf et mon père va gueuler s’il y trouve la moindre goutte de sang. La cave fera l’affaire.
-J’aime bien ton humour, petite, de même que ta reine d’Angleterre et de ton Lucifer qui boivent du thé vert dans une théière avec une caissière lors d’une vente aux enchères se passant en enfer en brûlant vif ta mère qui tentait de conclure une affaire… la liste s’allonge.
-C’est un mur mental, mais vous devez savoir ça, monsieur Milanium. C’était vous le coup du téléphone, hein?
-Tu m’as donc reconnu. Bravissimo.Ce mur, comme tu l’appelles, était déjà présent. Tu le garde toujours avec toi?
-Seulement quand quelqu’un peut m’entendre ou me voir, pourquoi?
-Ainsi donc, tu n’es jamais entrée en contact avec Eux et tu as tout de même assimilé les règles de base. Bien. Sans Les avoir contactés, il est impossible de survivre dans ce bas-monde. Devos, le Boucher Sanglant, ça ne te dit rien? Celui qui s’en prend aux enfants?
-Si je le connais, c’est celui dont tous se cachent, hein? Celui qui vient sûrement d’apprendre qu’Augustus Milanium, le tueur en cavale est en fait l’un des monstres qu’il recherche désespérément depuis bientôt cinq ans. Cinq ans. C’est bien à cet instant qu’ils sont apparus, non? Si l’on prend cet information en compte, vous êtes l’un des plus anciens.
-Le plus ancien.
-Et bien, Monsieur le vieux. Je comprends désormais pourquoi vous tenez tant à m’attacher. Moins de cinq ans pour arriver à maturité, ça laisse à désirer.
Je ne comprends rien de ce qu’il se passe, absolument rien. J’interroge ma conscience du regard mais elle semble se concentrer sur la conversation et je décide d’en faire de même. L’homme qui s’appelle Augustus semble brusquement s’énerver au sujet de son âge.
-Il suffit. Il est possible que nous passions sur la table de jeu qu’utilise Devos pour faire ses petites recherches, mais avec nous, tu partiras.
-Devos est un imbécile prêt à tout pour prendre le pouvoir, quitte à sacrifier des enfants au profit de son plaisir personnel. En jouant cette carte, c’est ce monde que vous mettez en danger.
-Ils sont tombés!!! hurle-t-il. Je Les ai fait tomber, ces vieux gâteux.
-Ils avaient moins de vingt-cinq ans. Votre idiotie est-elle si grande que vous pensez pouvoir user de pouvoir de vie et de mort sur des collégiens pour une conversation si dénudée d’intérêt que l’on aurait pu l’avoir chez moi? Vous êtes tombés bien bas, Alessandra, Augustus, Michaelis et Zacharias.
-Certains événements laissent penser qu’un télépathe use de ses pouvoirs dans la région parisienne. Nous ne laisseront pas une morveuse en ton genre ravir notre titre. Les clans adolescents se forment un peu partout, ils s’organisent, cependant, aucun n’a des agissements semblables à ceux dont nous cherchons le coupable. Le suspect numéro un, c’est toi. Toi et la bande de voyous avec qui tu traînes. Ils se concentrent autour de ce collège, alors…De plus, nous sommes presque sûrs qu’ils sont en troisième.
-Ça alors! C’est la première fois qu’une enquête d’aussi petite envergure est menée aussi violemment. Pour une petite série de meurtres vous êtes prêts à prendre un collège en otage, vous, des criminels de renommée ! Ma foi, je sais pas qui est derrière tout ça, et je ne fais équipe qu’avec ma sœur. Alors avec les devoirs, les cours de calligraphie qu’elle me donne et mes petits plaisirs quotidiens, j’ai pas le temps de tuer un peu partout en Île de France.
-Tu n’as pas de sœur.
Et il a raison, je n’ai jamais eu de sœur. Jamais. Beaucoup de cousins, de cousines, mais je le sais, quand même, je suis fille unique.
-Bien sûr que si, j’en ai une, c’est Lucy. Elle adore tuer. Elle dit que ça soulage les gens de les faire partir en douceur. Son rêve, c’est une loi autorisant l’injection létale chez les vieux et l’autorisation de porter une arme à feu de n’importe quelle taille dans la rue. Une vraie malade mentale, si vous voulez mon avis.
-Nous avons donc à faire à un enfant souffrant de trouble dissociatif de l’identité. Bien. De mieux en mieux. Quel était le dernier énergumène, déjà? Je crois qu’il se prenait pour un pissenlit et que son rêve était de devenir un tournesol. Un vrai frappadingue. Tu peux nous en dire plus, sur toi et ta sœur?
Je commence à comprendre. Mes maladies mentales, c’est bien ça ?
-Elle ne va pas être contente, je ne devrais pas, murmure mon autre moi d’un air enjoué.
-Elle n’en saura rien. Promis.
-De toute façon, je souhaite que Devos la tue, elle et ses airs de sainte Nitouche. C’est mal de prendre une vie, pourtant, elle dit que c’est bien. Elle pense que l’âme a moins de valeur qu’un corps, pourtant c’est faux. Sans âme, un corps se fane et meurt, mais sans corps une âme est libre de s’enfuir. Elle dit qu’elle les aide à s’enfuir, et décrète que c’est mal qu’en j’enfuis un ongle ou un bout de bras.
L’un des deux hommes, je ne sais pas si c’est Michaelis ou Zacharias, se penche vers son sac, l’ouvre et feuillette rapidement ses cahiers.
-Effectivement… l’écriture change une semaine sur deux. Mais… la pointue varie tout le temps.
-C’est Lucy, explique-t-elle. Elle est très bonne calligraphe, et quand il y a un emploi du temps qui l’arrange, elle accepte de copier mon écriture, au cas où quelqu’un voudrait vérifier. En échange, je dois promettre de bien travailler. Avant, on avait la même écriture, mais un jour on a décidé qu’on en avait marre, alors on a pris chacun la nôtre! Moi c’est la ronde.
-Pourquoi nous le dire là, maintenant?
Je vois mon double faire la moue et feindre la réflexion, avant de s’exclamer :
-Parce qu’elle chante mal, et que tout compte fait, ça ne me dérange pas que vous lui fassiez du mal.
-Et où est-elle, Lucy, si tu veux que nous lui fassions du mal?
-Tu n’est pas Alice-Lucy, me trompé-je ? interroge Augustus.
-Moi, c’est Alice!
-Tu es très intelligente, tu sais, réussir à cacher ta maladie depuis aussi longtemps sans que personne ne s’en rende compte, c’est digne d’un génie. Maintenant, tu voudras bien répondre à mes questions? Nous reparlerons de ça plus tard.
-Je sais pas qui a débordé au sujet des règles, ni où Lucy est, mais il faudra lui poser la question. Maintenant, si vous la voyez, s’il vous plaît, ne serait-ce que pour apaiser son âme tourmentée, faites lui ça, de ma part.
Elle pose son index et son majeur droit sur la tempe, produit un petit bruit de bouche puis sa tête par sur la gauche. Elle éclate d’un grand rire avant de montrer sa deuxième main.
-Les liens n’étaient pas assez serrés! Vous le ferez, hein?
-Bien sur qu’on le fera, déclare l’un des hommes. Maintenant, si tu veux.
-Vous pensez que je suis folle, c’est ça? Vous pensez qu’elle n’existe pas?
-Bien sûr que t’es folle, sale dégénérée! crie une fille que je ne connais pas.
-Chiper arrête de chiper!!! lance un autre à « mon » attention.
Cette simple phrase suffit à déstabiliser Alice. Elle fronce les sourcils et lance un regard au garçon qui a sorti cette étrange phrase, dont je ne connais pas la signification. Ce regard que je retrouve sur chacune de mes victimes avant qu’elles ne meurent. Le regard de quelqu’un qui a peur. Elle se recroqueville sur elle même ; sans doute ont-ils réussi à entrer dans ma … sa tête. Augustus éclate de rire quelques secondes plus tard, avant de hocher la tête.
-Du grand génie, sans aucun doute, et une témérité à toute épreuve.
-Je le suis, gémit-elle, je l’ai, je l’ai! Sortez de ma tête!!!
Et là, je percute.
-Menteuse.
Des veines noires apparaissent et creusent ses joues, sûrement un cadeau de l’homme. Elle hurle, mais au travers ses larmes de douleur, je vois un sourire familier se dessiner, sûrement parce que c’est le sourire que je fais lorsque je sais que j’ai gagné mais que l’autre ne le sait pas encore.
-Tu es l’as des menteuses, une manipulatrice de haut niveau, tu n’as pas hésité une seule seconde à tout manigancer pour arriver à tes fins. Tu savais parfaitement ce que nous allions faire. Tu es un ange de la mort. Un ange démoniaque malade mental. Tu ne mérites pas de vivre.
Puis c’est le noir. Je me tourne vers le mouton qui me fixe, attendant mon verdict.
-Ça n’est pas moi. C’est une autre personne.
Le fait que tu ne t’en souvienne plus ne signifie pas que ça n’a jamais existé. C’est bien toi. Seulement tu as effacé cet épisode de ta vie de ta mémoire. Il ne te reste que quelques bribes de vie. Que ça. Quelques sorties en ville avec ta meilleure amie, quelques échanges avec tes parents. Ton cerveau, étrangement, n’a retenu que l’horreur.
J’aimerais la croire, parce que ces veines noires, sur mes joues, je les sens quand je passe la langue sur la paroi intérieure, dans ma bouche. Parce que je suis sûre que seule moi aurait réagi de la sorte. Mais c’est impossible, d’autant plus que les dernières paroles qu’ils prononcent et le fait qu’ils aient forcé mon mur prouvent que je ne suis pas une télépathe. Je ne l’étais pas, du moins, à mes onze ans. Tout est embrouillé dans mon esprit. Ce satané mouton pensant a fait une omelette de mon cerveau.
-C’est impossible, le Château m’a dit que… mais qui est Lucy ? Je connais bien les maladies mentales, et ce ne sont pas les symptômes du trouble dissociatif de l’identité, que je vois là.
Une personne que tu as créée de toutes pièces, ainsi qu’Alice, en constatant vers l’age de neuf ans que tu devenais de plus en plus violente. Le Château t’as menti. Tu n’es pas devenue télépathe à sept ans, mais à douze. Tu souffrais de bipolarité de niveau 1 et d’un profond sadisme ainsi qu’une tendance à l’autodestruction.
-Ce ne sont pas des défauts, tout ça.
Selon eux, si. Alice et Lucy sont devenues réelles dans les deux dimensions, par la faute de Devos. Dans celle où tu vis avec Holmes, tu t’es enfuie quelques mois après ton arrivée et elles ne se manifestent que lorsque tu es en manque. Dans cette réalité, en t’échappant, tu t’es aperçue que deux personnes avaient désormais élu domicile dans ton esprit. Tu as donc scellé un pacte avec moi pour que je les contienne. Mais en entrant ici, tu m’as reniée et tu as perdu une partie de ta mémoire. Tu es un mélange de leurs qualités et de leurs défauts, mais elles contiennent ton pouvoir et tu ne peux en utiliser qu’une petite partie. Renoue un lien avec moi et tu pourras récupérer la mémoire.
-Je ne suis pas stupide au point de pactiser avec un mouton.
Tu es assez stupide pour parler à un mouton imaginaire.
-Je t’ai créé, c’est ça ?
Exactement. Accepte moi dans ta tête et je jure que je te protégerai d’Alice et Lucy, ainsi que de du Château, de tous tes ennemis et de toi même.
-Le Château est bon, il m’a montré la vérité. Toi, tu ne m’expliques rien du tout, tu me montre des images sans queues ni tête et tu crois que je vais te croire sur parole ?
Le Château te ment, tandis que moi, c’est un interdit qui m’empêche de tout te dire sur la conversation que tu viens de voir. C’est bien sur ça que tu t’interroges, n’est-ce pas ? Acceptes-tu de nous réintégrer à ton esprit?
Je hoche la tête. Je ne suis toujours pas convaincue, niveau Château, mais je suis prête à essayer. Le mouton-conscience semble sourire, je sens quelqu’un se taper l’incruste dans ma tête et le vide m’attirer inexorablement sans pouvoir résister.
Auteur : Sakura en sucre, sous le pseudo « Sakura en sucre »