Comme en hiver lorsque le paysage est recouvert d’un épais parterre blanc étincelant, la neige recouvrant sapins et bouleaux, rivières et lacs, toits de chaumières et rues sombres, ici, le sang est partout. Il repeint les murs d’une couleur pourpre vive, dégoulinante et visqueuse, les meubles en bois dur, ternis par le temps, les fauteuils en cuivre vert, la lampe électrique avec les ampoules LED sur la table de travail, le globe du monde sur le bureau en ferraille et le nécessaire à écriture. Il trace des dessins sur le papier peint, un diagramme incompréhensible aux mille nuances.
Mes yeux survolent la salle en un coup d’œil, m’attardant ici et là sur une grande étagère à côté du bureau remplis de livres, et de livres, et encore de livres ; une chaise à trois pieds sous le bureau ; une feuille où sont gribouillés quelques lettres indéchiffrables et le stylo plume abandonné pas loin ; une photo cadrée d’une famille souriant à la caméra, avec les parents tenant un petit garçon vaguement familier sur leurs genoux ; la table basse entre le fauteuil et un divan ; le piano et son tabouret ; une horloge à pendule en or brut fixé sur un pan du mur, face à la table basse, dos au fauteuil, et des petits porte-clés, éparpillés un peu partout : sur le sol, accrochés au mur par des clous, perdus entre les nombreux coussins du divan, coincés entre les livres, dissimulés sous les tas de papier en bazar, des porte-clés de toutes les couleurs : rouge-sang, bleu azurée ou jaune fluorescent, rose bonbon, vert criard, noir, gris clair, blanc sale, orange enflammé, de toutes tailles et toutes formes : pas plus long que mon petit doigt ou dépassant la taille d’une trousse, des Scooby-Doo, des petits nounours, des perles, des souvenirs des bracelets, des petits pendentifs et des figurines… Une vraie collection !
Tout cela, toute cette pièce et son intérieur, s’enregistre dans ma tête sans que je n’y prête attention. Car, jonchée sur le sol, dans le coin de la pièce, au milieu d’une flaque sombre, recouvert d’une couverture inondée de sang, sec ou humide dépendant les endroits, une forme immobile gît.
Une forme qui, par de-là sa morphologie, ne peut être qu’humaine.
Une forme qui, par de-là le sang qui l’entoure, ne peut qu’être en train de mourir.
Une forme qui, par de-là ses vêtements, par de-là les gémissements, les plaintes étouffées et les légères secousses, à peine perceptible, a peur.
De moi ?
Ou de quelque chose d’autre, quelque chose qui rôde dans ce château obscur, dans cette pièce macabre, de quelqu’un qui est prêt à prendre ce qui lui est dû, et qui, au moindre instant, pourrait lui voler ce qui est, pour cette forme immobile, le dernier fil le retenant à la vie ?
La Mort peut-elle vraiment priver d’espoir une petite fille ? Est-elle si cruelle ? Ou, plutôt, est-elle si généreuse qu’elle serait prête à faire cesser la souffrance qui envahit ce corps brisé ?
Des interrogations, encore des interrogations laissées sans réponses, encore ces questions qui m’envahissent. Mais peut-on seulement y répondre ? Sûrement jamais. Et pas maintenant. Il y a des choses plus importantes à faire dans le présent.
Comme guérir cette fillette.
Sortie de ma torpeur, mes pieds dansent sur le plancher. Je l’approche avec douceur mais avec efficacité. Je lui parle à voix basse mais elle ne me répond pas. Son visage est protégé par ses bras et elle est recroquevillée en chien de fusil, face au mur. Je lui retire la couverture des mains afin de voir ses blessures et je me fige dans mes mouvements.
Elle a été déchiquetée.
Il n’y a pas d’autres mots. Des traces de morsures, de griffes et de dents parsèment son corps. Elle a des plaies partout : sur les jambes, les bras, le bas du ventre… Le dos. Le cou. Ses vêtements sont en lambeaux, comme sa peau. Je cherche quelque chose, n’importe quoi, pour stopper l’écoulement de sang, rien qu’un peu. Mes yeux tombent sur le sofa et les coussins et je cours les chercher, déchirant les tissus et les apposant sur ses blessures. J’arrive à en épancher la moitié à peu près mais je sais que mes pansements improvisés ne tiendront pas longtemps. Il faut que je lui trouve du soutien médical, et vite. Elle a déjà si peu de chance de survivre, vu son état…
Alors je la prends dans mes bras, la protégeant de mon mieux et la soulève. Elle ne pèse presque rien, la pauvre. Mes ailes battent l’air derrière moi, portant mon corps et le sien.
Alors que je franchis la porte (par un heureux hasard, elle était entrebâillée), sa tête sort doucement du cocon protecteur, les cheveux bruns dissimulant encore son visage glissent, jusqu’à révéler un petit minois défiguré de toutes parts. Ces plaies-là ont déjà cicatrisés, le Château seul sait par qu’elle miracle, la marquant à vie. Et derrière ces cicatrices, derrières ces arcs de cercles et ces droites immondes, se cachent les traits d’une autre petite fille.
Mes yeux s’écarquillent.
Mia !
Cri de soulagement, de douleur, de désespoir. Cri pour la petite sœur perdue puis retrouvée qui va m’être enlevé.
Autrice : Enfant des mers, sous le pseudo « Enfant des mers »