Calliope as Calliope
– C’est magnifique…
C’est idiot, mais j’ai toujours tendance à me parler à voix haute, ce qui m’a toujours valu des regards réprobateurs. Enfin.
La pièce dans laquelle je me trouve n’a rien à voir avec tout ce que j’ai pu imaginer quand cette alarmiste de Mlle Rose -la secrétaire de la salle d’accueil des nouveaux explorateurs, pour ceux qui n’auraient pas suivi mes maigres tribulations (honte à eux !)- m’a évoqué l’étage 9. Plutôt vaste, elle est faiblement éclairée par d’étroites fenêtres en demi-lune. Au milieu, un bassin de marbre blanc -immaculé comme le sol- creusé à même la pierre. L’eau l’emplissant est d’une cristalline pureté, et elle laisse entrevoir de fins rayons lumineux qui semblent prendre source au fond même du bassin. Je me penche, étonnée. De la lumière provenant du fond d’un bassin -aux dimensions de piscine, soit dit en passant ? Voilà qui n’est pas commun, même dans le Château des Cent-Mille Pièces.
La seule image que me renvoie la surface de l’onde est celle d’une jeune fille amaigrie, fatiguée, pourvue de longs cheveux bruns, d’yeux noisette au dessin légèrement oriental, surplombés de sourcils au tracé sévère, de pommettes hautes et osseuses, d’un teint blafard troublé par les légères tâches rouges de bénignes écorchures et de lèvres joliment ourlées. En d’autres termes : moi. Rien d’inquiétant en somme.
Pourtant, la sensation d’un danger, soufflé par mon intuition, me serre la gorge. L’impression d’être observée me liquéfie net. Je m’accroupis au sol et plonge ma main dans l’eau pour me rafraîchir le visage.
Fatale erreur.
Si à première vue -ou à premier toucher dans mon cas- l’eau n’a rien de bien méchant, mais dès que j’en sors la main, la petite quantité liquide qui reste dans ma main semble se solidifier. Non. Pas se solidifier. Prendre vie.
Remarquons que ma foutue intuition n’a pas jugé utile de me signaler que c’était l’eau elle-même que me procurais ce frisson d’appréhension.
Ce que j’ai dans la main n’est plus vraiment de l’eau. C’est chaud, je sens la matière pulser entre mes doigts. Ça ressemble -au toucher toujours, je n’ose pas regarder- à un petit animal. En moins sympathique, je le comprends lorsque la consistance devient plus vivante encore et décide d’emprisonner dans sa poigne mes pauvres doigts.
– Fiche-moi la paix, machin…
Je baisse enfin les yeux et ne peut réprimer un cri d’horreur. Ce qui m’agrippe ainsi…
C’est une main. Bon, ok, une main d’eau, ce n’est pas forcément effrayant de prime abord -pour les plus hardis tout du moins. Mais hardi, je ne le suis point, et je vous jure que si vous aviez une main comme celle-ci solidement arrimée à la vôtre, vous ne feriez pas mieux que moi.
Vous hurleriez.
Et je hurle même très fort. Cela ne semble pas déranger la main liquide qui continue de broyer consciencieusement la mienne, de main. Mais je n’ai pas encore vu le pire.
Un visage aqueux affleure à la surface. Un drôle de visage, comme assemblé par quelqu’un qui n’a qu’une très vague (sans mauvais jeu de mots, ce n’est pas mon genre, surtout dans les moments critiques comme celui-là) idée de la physionomie humaine. Pas laid, non, mais aucun des éléments ne semblent appartenir à la même personne. Comme si on avait pioché chaque partie du faciès chez un individu différent.
La bouche, minuscule, typiquement féminine. Le nez, long outre mesure. Les yeux froids, immenses, masculins. Le visage allongé et taillé à la serpe. Les écailles couvrant le front disparaissant sous la masse épaisse d’une chevelure aux légères ondulations modulant l’ensemble.
Et tout cela, ça reste de l’eau, re-précisons-le.
Cette silhouette asexuée dégage son buste de l’eau, faisant doubler le volume de mon braillement effaré. Sois cette… Créature est sourde, soit elle est la bestiole la plus résistante de la création, parce mon cri est tellement insupportable qu’il ferait rendre les armes au plus courageux des aventuriers du Château. Et je parie la couronne dorée dont m’a affublé cette secrétaire de Rose que les explorateurs des pièces contigües à celle où je me trouve à cet instant précis sont en train de se boucher les oreilles pour ne plus entendre ma crise d’hystérie en direct et de conjurer le ciel de les foudroyer sur place si cela peut leur permettre de ne plus m’entendre.
La Créature Aqueuse décide soudain de passer à la vitesse supérieure. Son ersatz de main se noue plus solidement encore autour de la mienne et tire. Pour me faire tomber dans l’eau, je subodore.
Stop ! Je n’ai pas le temps de subodorer. J’ai d’autres chats à fouetter.
Je ne suis pas docteur ès self-défense mais je me débrouille. Pas dans les règles de l’art, certes (en supposant que démolir le portrait d’un adversaire, même en cas de légitime défense, sois un art), mais je me débrouille. C’est-à-dire que j’ai réussi à parvenir à mes deux mille ans et des poussières (facile quand on est comme moi une divinité antique, même mineure) sans trop de points de suture (pour être franche, je n’ai pas beaucoup de mérite sur mon absence de point de suture, étant donné qu’ils n’ont été inventé que très récemment et qu’en cas de blessure, l’hôpital n’a jamais été ma priorité).
Bref.
Je me projette en arrière en prenant appuis sur le léger renflement du sol au niveau du bord de bassin. La Créature Non Déterminée me lâche dans un feulement -Victoire !-, mais emportée par mon élan, je me prends lamentablement le mur.
Je vais devoir revoir ma copie sur les points de suture. La surface de ce mur est plutôt très rugueuse, et je crois deviner à la flaque rouge qui s’étale sur le sol que le picotement que je ressens à la cuisse est du genre mauvais signe.
Sous mon corps meurtri, la flaque de sang se dilue dans de l’eau. De l’eau ? Très mauvais signe aussi. La Créature Aqueuse, sous sa forme liquide, a rampé jusqu’à moi. Je ne sais pas ce qu’elle me veut, mais elle a l’air du genre tenace.
Ça tombe bien : moi aussi. Même blessée.
Elle reprend forme humaine -ou du moins ce qui s’y apparente. Je me relève (douloureusement) et me mets en position de combat, ce qui est aussi passablement ridicule que diablement efficace. Normalement.
Problème : cela ne se passe pas normalement (avec ma malchance qui ne tardera pas à devenir légendaire, il fallait s’y attendre).
La Créature a choisi une tactique bien moins subtile -hum- que la mienne. Si je privilégiais un affrontement loyal dans une ambiance de franche camaraderie -re-hum-, elle a préféré y aller moins en finesse.
Pour résumer, elle m’a foncé dessus et envoyé valdinguer dans le bassin. Et ça fait mal. Surtout que l’eau se met à peser sur mon corps de façon insoutenable, la poitrine d’abord, puis le visage. L’air me manque. Un mouvement convulsif m’agite, je me cambre dans l’eau, malgré la lourde chape qui pèse sur moi.
Alors ça y est, je vais mourir ?
Douleur.
Douleur.
Douleur.
Douleur.
Douleur.
Douleur.
Douleur.
Douleur.
Douleur.
Douleur.
Douleur.
Douleur.
Douleur.
Douleur.
Douleur.
Apaisement.
Je recrache un jet d’eau mêlé de bile. L’eau s’est retirée d’un coup, s’évanouissant dans la stratosphère. Pas comme si ça m’arrangeait pas, mais j’aimerais comprendre.
Je me relève en titubant. Est-ce qu’un jour, je saurais pourquoi l’eau s’est évaporée et pourquoi la Créature Aqueuse s’est attaquée à moi ?
Surement que non. Nous sommes dans le Château des Cent-Mille pièces, tout est par définition possible et rien n’est explicable.
En franchissant le seuil de la porte qui se trouve au fond de la salle aqueuse, je n’imagine pas les tourments dans lesquels je me précipite…